Le Dilettante, de la Butte-aux-Cailles à l’Odéon
A la fois éditeur et libraire d’occasion, Le Dilettante occupe une majestueuse façade place de l’Odéon, à l’angle des rues Racine et Corneille. Pourtant, l’aventure a commencé dans un bouclard de la rue Barrault, au pied de la Buttes-aux-Cailles. Parmi les 407 titres édités par la maison, on compte quelques chefs d’œuvre de la littérature parisienne.
Publié le 18 décembre 2021
Si vous poussez la porte du Dilettante, place de l’Odéon, vous pouvez être accueillis par son inénarrable patron, Dominique Gaultier, réputé pour son caractère ombrageux, ou par son acolyte, Antonin Bihr aussi qualifié d’« homme à faire tout ». L’emplacement actuel de la librairie, face au théâtre de L’Europe, contraste avec le quartier de la Butte-aux-Cailles où l’aventure a commencé, dans cette rue Barrault qui relie le boulevard Auguste-Blanqui à la place de Rungis. Au début des années 1980 Dominique Gaultier, Guy Ponsart et d’autres fondent une première maison pour rééditer des livres épuisés. Ils la baptisent « Le Tout sur le tout » en référence à l’ouvrage d’Henri Calet. Un autre livre de Calet, Les grandes largeurs, donnera son titre à la revue éditée par la bande de copains anarchistes pour mettre en valeur des écrivains oubliés et méconnus, comme Raymond Guérin, Emmanuel Bove ou Yves Martin. Quant à l’adjectif dilettante, on le doit à une insulte adressée par un ex-associé que Dominique Gaultier reprendra à son compte lorsqu’il lancera sa maison d’édition en 1984, toujours à la Butte-aux-Cailles.
Antonin Bihr parle d’un ton égal, à la fois contenu et indolent, marquant des silences dans ses phrases. Il est arrivé en septembre 2012 comme stagiaire, après une prépa littéraire et un mémoire de philosophie sur un écrivain oublié, Roland Cailleux, dont la maison a réédité Saint-Genès ou la vie brève. Que vous tombiez sur lui ou sur son patron, vous serez bien reçu si vous faites l’effort de dire bonjour – ce qui n’est pas toujours le cas des touristes tendant leur portable pour qu’on leur donne un livre, parfois décontenancés par un accueil un peu rugueux, à la parisienne. Le Petit Prince trône désormais sur une étagère de l’entrée, à leur intention…
Découvertes et redécouvertes
Dès le départ, Le Dilettante publie des nouvelles, un genre jusque-là peu mis en valeur par l’édition française. En 1984, les deux premiers livres édités sont Grognards et hussards de Bernard Frank et Nouvelles du Nord, le premier recueil de nouvelles d’Éric Holder, qui restera fidèle au Dilettante pour publier ses nouvelles, même si ses romans sortent ailleurs. Puis viendront les livres de Vincent Ravalec, Olivier Adam, Serge Joncour, Jean-Luc Coatalem. Après le succès d’Anna Gavalda en 1999, Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part, le patron embauche un directeur commercial, un attaché de presse, du personnel pour la fabrication et vers 2005 il trouve un local rue Racine. Puis, en 2014, il saisit l’occasion de déménager lorsque la revue d’architecture Le Moniteur vend ses murs, place de l’Odéon.
La maison publie environ une quinzaine de livres par an et reçoit une dizaine de manuscrits par jour. « Ici on lit les manuscrits qu’on reçoit », précise Antonin, le Dilettante s’étant forgé la réputation de répondre de façon directe mais justifiée aux aspirant littérateurs, quand la plupart des maisons envoient des lettres type. A la fin de l’année 2021, la maison a publié trois romans : Ferenczi et moi de Lionel Lecœur, Semper paratus de Marc Salbert et Mon business model de Julien Gangnet. Récemment, elle a aussi réédité Notre Lâcheté d’Alain Berthier publié en 1930 Au sans pareil, mais jamais réédité depuis, comme elle l’a fait pour ce guide de l’est parisien resté jusqu’alors inédit, Huit quartiers de Roture d’Henri Calet. Dans son abondant catalogue, on compte Le vin des rues et Paris mon pote de Robert Giraud (lire plus bas), les poèmes surréalistes de Maurice Blanchard, les lettres du peintre Yves Tanguy, mais également des livres du sulfureux Marc-Édouard Nabe et quelques trésors méconnus, comme ce pamphlet de François Nourissier, illustré par un « Jeu de l’oie du petit homme de plume ».
Se fier « aux impulsions de ses goûts »
Dans la librairie du rez-de-chaussée, on découvre un large pan de la littérature française, romans, essais, poésies, livres d’histoire et de philo, ainsi qu’une rangée consacrée à la collection « L’Imaginaire » de Gallimard. Antonin et Dominique s’approvisionnent lors de successions, vont chiner chez des antiquaires ou aux marchés aux puces, achètent à des particuliers. La maison d’édition est installée au premier étage et au sous-sol sont stockés les livres les plus précieux ou curieux, référencés sur Internet et dans leur catalogue trimestriel, dont les notices parfois ironiques recensent 600 ou 700 livres à destinés à la clientèle bibliophile.
Comment ces livres sont-ils choisis ? « Ça peut vous paraître un peu bête, mais on essaie de vendre tout ce qui nous paraît être de bons livres », répond Antonin en désignant un volume sur Eisenstein, un pop-up sur Bambi dans le bac destiné aux enfants ou ce Guide littéraire de la France auquel il a consacré une chronique dans feu la revue La Ronde, qu’il vendait, parmi d’autres, au comptoir. Ce faisant, il reste fidèle à la définition figurant sur la vitrine : « Personne qui ne se fie qu’aux impulsions de ses goûts ». A l’image du chat noir couché sur un livre ouvert, dessiné par Anne-Marie Adda, qui signe la griffe du Dilettante.
Le Dilettante, 7 place de l’Odéon, Paris 6e
01 43 37 98 98, www.ledilettante.com
Ouvert tous les jours sauf le dimanche de 10h30 à 19h30
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Entretien avec Antonin Bihr, libraire au Dilettante
« La maison d’édition a deux ambitions : faire découvrir de nouvelles plumes et faire redécouvrir des publications anciennes »
Comment sont nées la librairie et la maison d’édition du Dilettante ?
La librairie est antérieure à la maison d’édition. D’abord permanent pour les anars, Dominique Gaultier avait sa librairie au 11 de la rue Barrault dans le 13e (cf. l’illustration ci-contre d’André Juillard dans sa BD 75013, Paris). Avant d’en arriver au Dilettante, il y a eu les éditions du Tout sur le Tout et la revue Grandes Largeurs. Ce n’est qu’en 1984 qu’il rompt avec son complice d’alors, Guy Ponsart, et crée Le Dilettante.
La librairie a toujours été là, en revanche ce qui a changé c’est son statut. D’abord libraire de neuf, peu à peu il y a eu un glissement vers l’occasion. Jusqu’à devenir « tout occas’ » au début des années 2000. On y trouve un peu de tout, beaucoup de rien.
Que publie la maison d’édition ?
La maison d’édition a deux ambitions : faire découvrir de nouvelles plumes, d’où l’importance portée aux manuscrits reçus quotidiennement. Et faire redécouvrir des publications anciennes soit qu’elles furent négligées à leur parution, soit qu’elles aient été délaissées, le temps passant. Cette deuxième manière, la redécouverte, c’est en continuité directe avec ce que Dominique (et Guy) faisaient déjà au Tout sur le tout en mettant à l’honneur des auteurs comme Henri Calet, Raymond Guérin, Emmanuel Bove, Georges Henein, Georges Hyvernaud, Jean Forton, etc.
Après, c’est poreux. Nos goûts de lecteurs – et donc d’éditeurs – ont une influence sur nos rayonnages de libraires.
L’image et la ligne éditoriale du Dilettante ont-elles changé depuis ses débuts ?
Énormément. D’abord « petit éditeur courageux » et sans le sou, ne publiant que des plaquettes, son fonctionnement et son image ont changé en 1999, arrivée du premier recueil de nouvelles d’Anna Gavalda, Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part.
Même s’il y eut auparavant quelques modestes succès, celui-ci a permis à Dominique de se salarier et d’employer quelques collaborateurs. À ce bouleversement positif s’est adjoint un revers, la réputation d’être un éditeur cherchant à faire de l’argent et ne publiant que des livres pleins de bon sentiments. Malgré tout, je pense que ceux qui nous lisent vraiment y trouvent leur compte car pour la ligne éditoriale rien n’a changé. Elle reflète les goûts d’un lecteur, Dominique. C’est le regard extérieur qui n’est plus le même. On reste impuissant quand les gens veulent à tout prix vous mettre une étiquette.
Quand et comment avez-vous rejoint la maison ?
Fin août ou début septembre 2012. Par hasard. Je « montais » à Paris pour faire mon master de philosophie et suivre mon amie de l’époque qui rentrait à Normale. Ne souhaitant pas enseigner, je cherchais une autre voie. L’édition était une première idée mais alors je n’en savais foutre rien de comment ça fonctionnait.
Quelques mois avant mon arrivée j’étais passé devant la vitrine de la librairie (alors au 19, rue Racine, 6e) et avais sollicité un stage pour l’été. Dominique m’a gentiment reçu. Voyant que je ne connaissais rien de la maison, il m’en a expliqué l’histoire, le fonctionnement, l’esprit. Bien sûr il n’y avait pas de place pour l’été, alors j’ai dit que de toute façon je déménageais à Paris à la rentrée. Heureusement la fac délivrait des conventions pour des stages spontanés comme le mien. Passé mes six mois de stage, j’ai été embauché.
Quelles sont vos relations avec Dominique Gaultier qui a co-fondé la maison ?
Ce qui était jeté comme une blague affectueuse à qui voulait en savoir plus s’est avéré juste : il est mon père spirituel.
Comment qualifier l’ancrage parisien du Dilettante ? Par ses adresses successives ? Par la nature des ouvrages publiés ?
Dominique étant un petit gars du 13e, son imaginaire et son cœur le portent naturellement vers Paris. Ou plutôt l’empêchent souvent d’en sortir.
Ses adresses successives (11 rue Barrault, 9-11 rue du Champ-de-l’alouette, 19 rue Racine et, depuis 2014, 7 place de l’Odéon) sont liées directement à ses origines pour les deux premières, et à l’histoire de nos deux activités pour les suivantes, plus « chics ». Saint-Germain et le Quartier latin ont conservé la réputation d’être les hauts-lieux de la librairie et de l’édition. Même si tout cela a, en réalité, bien changé.
Et en ce qui concerne nos publications, si certains titres ou auteurs ont un rapport avec Paris, ça reste une minorité. Paris, en soi, n’est pas un critère de sélection, mais tout au plus une présence familière. Non, ça va paraître banal, mais la chose qui prime, c’est l’écriture, pas le sujet.
« Paris, en soi, n’est pas un critère de sélection, tout au plus une présence familière »
Vous-même, où avez-vous grandi ?
J’ai vécu mes dix-sept premières années et demi à Nancy. Ensuite j’ai étudié un an à Metz et deux ans à Strasbourg.
Dans quel quartier de Paris vivez-vous ?
Depuis mon arrivée à Paris en septembre 2012, je n’ai jamais déménagé. J’habite toujours le même appartement sur l’avenue René-Coty, autrefois avenue Montsouris (14e).
Quel itinéraire empruntez-vous pour vous rendre à la librairie, place de l’Odéon ?
C’est une des nombreuses raisons pour laquelle je n’ai guère envie de quitter mon quartier, je peux venir à pied.
Je remonte l’avenue jusqu’à la place Denfert-Rochereau, prends ensuite l’avenue du même nom (parfois j’y salue un confrère qui sort ses boîtes, au 94, juste avant l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul). J’emprunte l’avenue de l’Observatoire (parfois par les jardins, parfois à côté) et le Luco. Je sors à côté du Sénat, juste derrière le théâtre de l’Odéon. Voilà, vous êtes prêt pour mon kidnapping.
Dans quels autres lieux parisiens ou franciliens aimez-vous traîner, flâner, baguenauder ?
Où mes rendez-vous me mènent. J’aime marcher dans Paris. Et mon activité de libraire d’ancien pousse ma camionnette dans des quartiers ou des villes où je n’irais pas naturellement. J’aime ça, même si les lieux, eux, ne me plaisent pas forcément.
Après je peux quand même vous donner quelques quartiers où je reviens plus volontiers. Autour de la rue des Cascades, la cité Universitaire, les quais (bouquinistes oblige !), l’ensemble BN/Olympiades. Ah, et la Cour Carrée m’a toujours fait forte impression. Ça n’a pas changé. Récemment j’ai poussé jusqu’au parc André-Citröen… Je l’aime beaucoup.
Quelles sont selon vous les qualités d’un bon libraire et celles d’un bon éditeur ?
Aimer lire. Qu’importe ce que vous lisez. Pas forcément aimer ce que vous lisez. Mais il faut aimer lire. Être sûr de ses goûts. Je ne veux pas dire être figé ou récalcitrant à la nouveauté (surtout pas !). Mais quand vous aimez quelque chose, vous n’avez aucun doute là-dessus.
Et puis, pour la partie libraire plus spécifiquement, c’est l’objet livre qu’il faut aimer. Quand je suis entré au Dilettante, Dominique a très vite constaté que « j’avais le virus ». Alors, en cette période, l’expression à de quoi en faire trembler quelques-uns mais oui, il faut bien l’admettre, on ne peut pas faire ce métier si on n’est pas rongé au dernier stade. Quand j’aperçois un carton ou une pile de bouquins, je ne peux pas ne pas aller voir. Et peu importe si la fouille doit durer des heures pour peu de résultat. C’est le plaisir de la chine, un plaisir presque obscène et éminemment solitaire.
« Quand j’aperçois un carton ou une pile de bouquins, je ne peux pas ne pas aller voir »
Comment vous procurez-vous les livres d’occasions que vous vendez ?
Parfois nous chinons sur les marchés, chez les confrères, lors de salons. Je passe tous mes samedis matins au marché de la Porte de Vanves et au marché Georges-Brassens. Dominique aussi à ses coins à champignons. Souvent, des particuliers viennent à la librairie nous proposer des livres. Et nous nous déplaçons chez les particuliers (successions, déménagements, ménage de printemps, etc.) à Paris, mais pas que.
Comment repérer un bon texte parmi tous ceux que vous recevez ?
Il faut avoir envie de tourner les pages. Ça c’est le premier bon signe. Une fois le manuscrit refermé se pose la question : moi, lecteur, serai-je prêt à mettre 15 euros dans le commerce pour lire ce texte ?
C’est tout. Comme toutes les décisions importantes, le choix d’éditer repose sur des questions très simples. Mais il n’y a pas de retour en arrière.
Quel est l’avenir de votre librairie, celui de la maison d’éditions ?
L’avenir je ne le connais pas. Mon désir si. C’est que ça ne s’arrête jamais.
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Trois livres sur Paris édités au Dilettante
On reconnaît les livres du Dilettante à leurs couvertures au double rabat cartonné, colorées et habilement composées. Parmi les 407 titres édités par la maison, j’en ai choisi trois qui illustrent la capitale à différentes époques, écrits par trois générations d’auteurs : Henri Calet dont la production s’étale de l’entre-deux-guerres aux années 1950, Robert Giraud qui couvre toute la seconde moitié du 20e siècle et a connu les deux premières adresses du Dilettante et Julien Gangnet, tout juste édité, qui décrit un Paris populaire ultra contemporain. En somme, trois livres « parisiens », « au sens où Paris leur est une source essentielle d’inspiration », pour reprendre l’analyse d’Eric Hazan à propos de Balzac, Hugo et Baudelaire.
[Pour lire des extraits de ces livres, cliquez sur les images de couverture]
Huit quartiers de Roture, Henri Calet
En 2015, le Dilettante a publié un livre inédit, écrit en 1949 par Henri Calet et refusé alors par les éditeurs, sous-titré « Petit Guide des XIXe et XXe arrondissements de Paris ». Inédit ? Pas totalement, puisque ce texte a fait l’objet d’un programme radiophonique à découvrir dans le CD fourni avec le livre, incluant cinq des huit chapitres. On y entend la voix nasillarde de la radiodiffusion française et celle, franche et plus grave, de Calet, entrecoupée de chansons du Paris populaire, comme celle attribuée à Lacenaire, « Le gouêpeur et le voleur ».
A propos du 19e arrondissement, Calet écrit qu’il a « a la forme vague d’un jambon », quand Aragon dans Le Paysan de Paris attribuait aux Buttes-Chaumont, « vu de haut », « la forme d’un bonnet de nuit ». Certes, ce natif du 6e se révèle ici moins spontané que dans Les Grandes Largeurs. A l’égard du nord-est de Paris, il se fait plus historien qu’habitant, découvrant et décrivant des quartiers, des rues, des coins dont il n’est pas familier. Mais il a la fois le regard précis et une vue d’ensemble, animé par la fascination pour les marges, traquant les vestiges des fortifs, des maisons éventrées ou « les traces que laissent les demeures disparues sur les côtés de celles qui restent encore ».
Porte du Pré-Saint-Gervais, au débouché d’une rue des Bois alors peu bâtie, il décrit le panorama offert sur la proche banlieue, au pied du spectre de l’église Notre-Dame de Fatima dont la construction allait débuter l’année suivante. Ce tableau peut faire songer, à soixante ans d’écart, à celui que Huysmans donnait en 1890 des environs de la porte de Clignancourt dans ses Croquis parisiens.
« Je suis un chiffonnier de mon passé », finit par dire l’auteur, métaphore parlante pour qui aime voir surgir des réminiscences fragmentaires dans les méandres de la ville – ce que je tenterai bientôt de faire à ma manière, dans un parcours inspiré par l’enfance d’André Breton à Pantin.
Paris mon pote, Robert Giraud
De Robert Giraud, Doisneau dit qu’il « vous raconte des histoires sur le ton d’une simple conversation, exactement comme si vous étiez avec lui au comptoir devant un bon Beaujolais ». Il rend hommage à « ce langage direct qui vous fait complice et qui n’a rien à voir avec l’argot des romans policiers ». Doisneau s’y connaît, lui qui a illustré La banlieue de Paris, incomparable livre de Cendrars, et même fait la couverture du meilleur bouquin jamais écrit sur Paris (comme l’assurait déjà Raymond Queneau) : Rue des Maléfices, unique ouvrage de Jacques Yonnet publié en 1954 sous le titre Enchantements sur Paris, et dont Dominique Gaultier avoue avoir manqué la réédition, publiée en 1987 par Phébus.
Comme les meilleurs spécialistes de Paris, Robert Giraud est un provincial, un nouveau converti. Monté de Limoges à 18 ans, il découvre la capitale sous l’occupation, fait de la prison, en ressort pour mieux goûter au « vin des rues », cette expression qui donne son titre à son classique de la littérature parisienne réédité par le Dilettante en 1987. Giraud y décrit le Carrefour Buci « comme une île », à la façon dont Boris Vian envisageait, dans son Manuel de Saint-Germain-des-près, le quartier cerné de bras de mers. Les bras bleus du quartier, tatoué comme le reste du corps à l’encre indélébile, chez Giraud, ce sont ceux de Ricardo, allégorie nocturne du carrefour Buci, qu’on suit de page en page.
Si Le Vin des rues a été réédité en 1987, Le Dilettante fut le premier éditeur à publier Paris mon pote en 1988. Même prose directe, familière et suggestive, découpée en chapitres d’une vingtaine de pages, consacrés chaque fois à un quartier, ses histoires, ses figures. Tout une vie urbaine et nocturne se révèle en relief, en sons et en images, au lecteur dépaysé, secoué comme par Les Mauvais lieux de Paris d’Ange Bastiani, cet autre classique du Paris interlope. Voyez Mado, dans un rade de la rue du Cygne, qui relève les compteurs de ses deux filles postées sur le « Topol » (aphérèse du boulevard Sébastopol), ou Mimile Vacher, le roi du Musette et de la porte Saint-Martin. Car Giraud, comme Bastiani, sait faire parler ses personnages dont les voix nous parviennent aussi distinctes qu’elles semblent remonter à sa mémoire. Et quand il évoque le quartier du canal Saint-Martin « où rares sont les raisons de trouver la vie belle », c’est une autre mémoire qu’il réveille, celle du Gibet de Monfaucon.
Mon business Model, Julien Gangnet
Julien Gangnet (prononcer Gan-gnet comme certains Français du midi disent an-née, et non Gang-net comme un gang opérant sur le dark web) a composé son premier roman à 50 ans passés. Dans un style impeccable, sans participe présent ni adverbe inutile, comme le précise sa bio en rabat de couverture, il dévoile le portrait d’une ville populaire, entre Belleville, Barbès et la porte de Clignancourt – sans oublier les entrepôts Cap 21 de la porte d’Aubervilliers où son héros finit par installer ses locaux, comme d’ailleurs certains des acteurs de la fête à l’ère des friches transitoires.
On suit les pérégrinations hésitantes de Joseph Haquim, qui se mue en un héros de roman d’apprentissage à l’ascension fulgurante. Oscillant d’abord entre Pole Emploi et un appart squatté, Joseph prend confiance en lui et monte une agence de presse dont la mission consiste à collecter les infos les plus scabreuses pour les revendre aux grands médias. Toujours dans les combines, il décrit les filles cailleras de Barbès, les toxicomanes du métro parisien, ou les flics véreux qui lui donnent rendez-vous dans des Mac Do des maréchaux. Ni les échoppes tamoules de la Chapelle, ni les marabouts de Château Rouge, ni les business de la Goutte d’or n’ont de secrets pour lui.
Julien Gangnet réalise une radiographie à la fois réaliste et actuelle de la ville en analysant la société contemporaine avec une grande intelligence. En particulier, il passe le développement personnel au tamis d’une analyse très fine, qui montre les ambivalences d’un coaching à la fois stérile et libérateur. En réalité, l’auteur n’en est pas à son tout premier livre : il était le ghost writer de la bio de MC Jean Gabin, Sur la tombe de ma mère. Peut-être cela explique-t-il que ce premier roman sonne juste et sente le vécu, sans jamais rien d’artificiel – même dans les outrances, lorsque le héros pète les plombs, de manière aussi saisissante qu’inattendue…
C’est tout ce que j’aime : Calet, Bove, Frank, Nourissier, Bastiani. J’ajouterais volontiers Perros mais j’ignore si Le Dilettante a déjà publié du Perros ?
Merci pour votre commentaire. Non, il ne semble pas que Perros ait publié au Dilettante, ni de son vivant ni post mortem ; )