L’EAU ET LES RÊVES : Croisière poétique au fil de l’Ourcq
Divaguer au fil de l’eau, naviguer dans le poème, explorer la langue et l’espace, entre dérive et rêverie. Telle était l’ambition de la croisière poétique que je proposais samedi 9 août dernier pendant le festival L’Eté du Canal : un atelier d’écriture à bord d’une péniche, précédé d’une conférence sur les métaphores de l’eau, de l’écriture et des rêves.
Publié le 16 août 2025
« La parole est comme l’eau. Une fois qu’elle est versée, on ne peut plus la ramasser. » — Proverbe peul
Le samedi 9 août 2025, dans le cadre du festival L’Été du Canal, j’ai proposé une croisière littéraire au fil de l’Ourcq. À bord de La Guêpe Buissonnière, une péniche au nom évocateur, une quarantaine de participants ont embarqué au bassin de la Villette en direction du pont de Bondy, avant de faire demi-tour. Une demi-heure de conférence en plein air, à l’avant du bateau. Puis une heure d’écriture à l’intérieur, où des tables avaient été aménagées. Enfin, un dernier temps de lecture : tour de table, restitution des textes, et partage de quelques phrases à verser dans un poème collectif.
Le thème était inspiré d’un essai du philosophe Gaston Bachelard, L’Eau et les Rêves (1942), une méditation sur la psychologie et la poésie de l’eau. Bachelard, nourri par les rivières de son enfance, y écrit :
« C’est près de l’eau et de ses fleurs que j’ai le mieux compris que la rêverie est un univers en émanation, un souffle odorant qui sort des choses par l’intermédiaire d’un rêveur. »
Son propos ? Certaines matières éveillent en nous une puissance onirique : l’eau en est un exemple majeur. Il appelle cela la poésie matérielle.
« L’imagination n’est pas la faculté de reproduire le réel, mais celle de le dépasser, de le chanter. Elle est une faculté de surhumanité. »
Langage liquide et métaphores aquatiques
Tout a commencé par un proverbe peul. Parole de l’eau, eau de la parole. Bachelard dit :
« Le langage veut couler. La rivière est une parole sans ponctuation. »
L’eau, fluide et insaisissable, est depuis toujours une métaphore du langage, de l’écriture… tout comme c’est le cas du feu. Dans la rhétorique antique, la parole était tantôt fleuve, tantôt incendie.
Cicéron, dans L’Orator ad Brutum, compare le la parole d’Hérodote à un fleuve paisible, et celle de Thucydide à un torrent plus rapide, sonore, entraînant.
Dans le Traité du sublime, Pseudo-Longin évoque le style de Démosthène comme la foudre, et celui de Cicéron comme un brasier diffus qui ne s’éteint jamais.
L’eau en images
Dérive, divagation, flux, débit, flot, flow : les images de l’eau inondent le langage.
Il y a les eaux vivantes et les eaux mortes, les eaux usées et les eaux propres, l’eau de source et l’eau de mer, l’eau douce et l’eau dure, l’eau salée et l’eau pure, les eaux de vie et les eaux de pluie, l’onde ridée, plane, hérissée, l’eau calme ou tourmentée…
L’écriture est une eau courante, frémissante, tourbillonnante, explosive ou apaisée…
Une flaque peut refléter un monde entier.
« L’eau est un ciel renversé où les astres prennent une autre vie », écrit Bachelard.
L’eau est joie et mélancolie : elle évoque la vie, la mort, la purification, la noyade, le mythe de Charon et celui d’Ophélia. Et surtout, c’est le foyer du rêve, des univers parallèles, de l’Atlantide à ce « salon au fond d’un lac » évoqué par Rimbaud.
La dérive comme exploration
La dérive, à pied ou en bateau, est une manière d’explorer la ville et l’espace autrement. Guy Debord, dans Les Lèvres Nues (1956), la définit comme :
« Une technique de passage rapide à travers des ambiances variées… un comportement ludique-constructif, opposé aux formes traditionnelles de promenade. »
Il existe, ajoute-t-il, un relief psychogéographique des villes, fait de courants, de points fixes, de zones tourbillonnantes.
En janvier 2019, j’avais assisté à une balade d’inspiration situationniste proposée entre la Villette et Saint-Denis le long du canal Saint-Denis. Aujourd’hui nous voguons au fil de l’eau, dans le sillage de Gaston Bachelard et de tous les poètes qui l’ont précédé, notamment Eluard auquel il rend hommage…
Itinéraire d’une croisière
Notre péniche a quitté Paris, elle atteint le pont de Bondy, puis rebrousse chemin jusqu’au bassin de la Villette, devant le cinéma MK2 quai de Loire.
Le parcours parisien, entre Jaurès et la Villette, je l’avais déjà arpenté à pied avec des étudiants de Seine-Saint-Denis lors d’une balade poétique à l’été 2021.
De Paris, à Pantin, puis à Bobigny, Noisy-le-sec, jusqu’à la limite de Bondy, se succèdent plusieurs lieux marquants :
- le Pont tournant de la rue de Crimée, avec une fameuse photo de Prévert dans l’escalier prise par Doisneau, le mythique et disparu Château Tremblant
- Le Pantin méconnu où André Breton a grandi
- Bobigny, sa salle Canal 93 où j’ai fait le montage de mon podcast sur le parler populaire du 93, après avoir interviewé des étudiants IUT de Bobigny et du campus de Sorbonne Paris Nord
Le canal de l’Ourcq
L’Ourcq prend sa source à Silly-la-Poterie et se jette dans la Marne à Lizy-sur-Ourcq. Dès Mareuil-sur-Ourcq, un canal se dédouble de la rivière naturelle pour finir sa course à Paris, au bassin de la Villette, rejoignant ensuite le canal Saint-Martin, puis la Seine.
Construit entre 1802 et 1825 sur ordre de Napoléon Ier pour acheminer l’eau à Paris, le canal a une histoire bien plus ancienne : dès François Ier, Léonard de Vinci envisageait des systèmes d’écluses.
Fait curieux : la Marne est plus longue que la Seine. L’Aube et l’Yonne, supposés être en amont des affluents de la Seine, ont un débit plus fort. Et si la Seine n’était pas le fleuve de Paris ? Oh Sequana, déesse celtique des nautes parisii, quand ta mythologie nous tient…
Un poème collectif sur l’eau
À la fin de la croisière, après cette dérive poétique et sensorielle, les participants ont été invités à écrire un texte sur l’eau :
- Trouver une image (métaphore, comparaison, parabole)
- Donner une voix à l’eau (prosopopée)
- Faire l’inventaire des lieux, des objets, des sensations
- Formuler une phrase ou un vers pour le poème collectif
Les textes furent variés, riches, drôles, sensibles, poétiques. J’ai tenté de les tisser en un seul poème, un travail d’assemblage délicat impliquant la suppression de la ponctuation, une mise en forme versifiée et la réorganisation des fragments.
Mais rien n’a été ajouté. Le poème collectif est fait uniquement de vos mots. Il n’est qu’une version entre mille autres possibles. Une œuvre partagée, où les individualités s’effacent au profit d’un tout.
Merci à tous les poètes d’un jour pour leur générosité à partager la profusion de leur imaginaire. Ce fut un très beau moment d’écriture flottante.
Poème collectif L’eau et les rêves réalisé sur la Guêpe buissonnière voguant entre le bassin de la Villette et le pont de Bondy
Samedi 9 août 2025, 11h – 13h
L’eau à Paris c’est
l’horizon des lignes qui dégage le ciel
des déversoirs désaffectés qui stoppent la parole
une lumière fluo et des petits ponts sur ta robe d’eau
***
Le pont voit passer toujours le même fleuve
Si l’eau y est canalisée
elle gronde comme un moteur
l’eau est verte de sagesse
L’eau s’écoule sans écouter mes mots
Que faire de tous ces mots ? Les rejeter à l’eau
Oh mon dieu
l’eau est partout
on va me traiter de sublime car ma parole est comme l’eau
je parle trop
Finalement, je n’ai que des trucs bateau
à dire sur l’eau
Au diable l’avarice
je prends un diabolo plutôt qu’une menthe à l’eau
***
Les ponts de l’ombre
Pantin de Canal
banlieue de pont
Refuge pour clochards
friche ancêtre des parcs
standing des immeubles fils des châteaux branlants
De l’eau solaire dans le bassin
soleil liquide soleil fondu
Réminiscence de l’eau-phélia
Les ponts font de l’ombre à l’eau scintillante
comme éteignant la parole d’un homme dérivant
Des torses nus et musclés qui se hissent sur des barres
comme la puissance de l’eau
qui engloutit les rêves sombres et opaques
Des planches, des branches et des avenues
Une femme qui marche près du canal
Des choses fluviales
besoin de l’être humain
Et le paysage avance vers le bateau
il avance et glisse sur le velours d’eau
Un fluide utile pour qui le reçoit
Un styl’eau m’a fait défaut,
pavé coulé sur ma feuille blanche
***
Prosopopée de l’eau
Elle vibre en moi tourmentée et fuyante
cette humeur nauséabonde
qui m’engloutit tout entière
C’est quoi c’est qui Sequana ?
je suis l’ancien verset chantant sans cesse renouvelé
L’eau mord mes rives, ses passants et ses ombres
Pourquoi les gens disent plouf quand ils se jettent sur moi ?
je suis l’antidote de la tristesse
Mes rides sont mouvantes
les tiennes sont émouvantes
Assis dans mes bras
mes enfants-bateaux
mouchent sur ma chemise une morve corbeau
Baignade interdite étonnée ahurie
On m’a canalisé
Je suis devenu tunnel d’eau
on m’a enjambé on m’a arrêté
plus la moindre vaguelette à surfer
on m’éclusait même
Oh toi grand dragon Ourcq
toi qui encercles la ville dans tes anneaux liquides
tu te nourris des rêves de ceux qui habitent tes berges
Je vaque et j’assiste au défilé des fous
au découpé des grilles
qui m’enclosent
me soulignent
me découpent le ciel
graffitis dérisoires
Je suis ma ligne et les leurs illisibles
– elle est l’heure illisible –
Je prends le train des hommes
coureurs stakhanovistes
***
La belle dormait calme dans son lit.
la ride rieuse
la rive rêveuse
la marne marrante
et le limon rafraîchissant
Le pilier enveloppe le visage ruisselant de la femme
Inlassable perspective
tu croises hier avec aujourd’hui
L’eau immobile au-dessus de laquelle glisse
silencieusement les ponts
Pierre qui roule n’amasse pas mousse
eau qui coule plus loin me pousse
***
Dans un clapotis solennel
l’eau frissonne d’un chuintement paisible
La danse de l’eau autour des culs de bouteille
Les rides de l’eau du canal cherchent la peau lisse
L’eau de pierres est précieuse pour Paul
Allô château d’eau
tout le monde à l’eau
Ma langue lèche et remonte lentement
le fil de ma glace à l’eau
Lô Lô
c’est long long
le son, ton
souffle de l’eau
Navigant, je ne voyais que la source
Oh le canal de l’ours
canal je ne boirai pas de ton eau
même après un plouf
je préfère la bière et la pêche au bar
On ne peut pas essorer la mer ni l’eau douce
ni celle du canal
tu seras toujours mon oxygène
Poème réalisé avec les contributions de Christine Audat, Catherine Bajot, Mireille Berret, Leïla Beyk et son invité(e), Corinne Bridoux, P. Britto et son invité(e), Claude Castaing, Marta Contreras, Elizabeth de Courtivron, Florian Delorme, Hugues Desprez, Jacques Deval, Suzie Duchesne, Brigitte Enriquez, Pascale Gardiennet, Michèle Guérineau, Brigitte Hautefeuille, Louise Knafo et son invité(e), Katarzyna Kruk Moali, Henriette Loizeau, Elisabeth Pafadnam, Françoise Poirier, Maelle Ranoux, Gabrielle Rit et ses deux enfants poètes, Gaële Rouillé-Kielo, Karine Sauzedde, Jocelyne Schroder Barkahusen, Viviane Sebillaut, Mohamed Soumahoro, Florence Strigler, Nevena Yordanova
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