Qu’est-ce que la psychanalyse urbaine ?
Rencontre avec Laurent Petit, fondateur de l’Agence Nationale de Psychanalyse Urbaine. Ancienne figure du théâtre de rue, membre du Cabaret Philosophique et auteur d’une conférence sur les rapports entre Michel Ange et Mickey la souris, il a créé il y a dix ans une nouvelle discipline à la lisière entre le happening et la science.
Publié le 6 juillet 2018
Ex-ingénieur devenu jongleur et « clown de supermarché », fondateur d’une compagnie de théâtre à Lille en 1999, Laurent Petit est une figure de théâtre de rue dont il a longtemps arpenté les festivals. Il a créé de nombreux spectacles et s’est inventé quelques personnages, des alias ou des clowns. Anciennement Eugène Lepotier lorsqu’il animait une conférence intitulée Mickey, l’ange et son nombre qui dévoilait les liens cachés entre la créature de Walt Disney et les formes architecturales de l’Antiquité ou de la Renaissance, il est Roland Gerbier dans le mythique Cabaret Philosophique, aux côtés de Fred Tousch et Arnaud Aymard incarnant comme lui des scientifiques risibles sous l’égide de la revue Il est déjà trop tard. Mais depuis dix ans, c’est aussi l’inventeur et le promoteur d’une nouvelle discipline para-scientifique, reconnue comme une démarche innovante par les collectivités territoriales : la psychanalyse urbaine, et de son organisme dédié, l’ANPU, dont le sigle rappelle aussi bien l’ANPE que l’ANRU (agence nationale de rénovation urbaine). S’il s’amuse toujours de tout, il est capable d’évoquer avec des arguments convaincants les raisons de l’absence d’un Grand Marseille, la genèse de l’architecture gaullienne, ou les problématiques frontalières de la France.
Psychanalyse et urbanisme
Je rencontre Laurent Petit de retour de Belfort dont il a psychanalysé un territoire franco-suisse autour d’une nouvelle ligne de train. Auparavant, il était en Camargue pour inaugurer une exposition sur le moustique – ça ne s’invente pas, on est vraiment ici à la lisière entre le sérieux et le dérisoire, entre l’humour et la science. Il y a chez Laurent Petit un esprit de chercheur et de journaliste qui potasse ses dossiers avant de proposer des spectacles ou ces expériences de terrain qu’il effectue notamment avec Charles Altorffer, alias Urbain l’enchanteur qui a élaboré les théories avec lui. Il sort de son sac un livre de 1410 pages intitulé Europa notre histoire, en vue de psychanalyser l’Europe au MUCEM de Marseille fin juin.
Son équipe est constituée de trois architectes, d’une parasociologue, d’un chercheur et d’une graphiste. S’il reçoit un accueil bienveillant de la part des urbanistes et des architectes, les psychanalystes demeurent méfiants à l’égard d’une démarche en laquelle ils voient une parodie moqueuse. Seul contre-exemple : un psychanalyste de Saint-Brieuc qui, après un accueil assez froid, avait été convaincu par son évocation du « joint français », cette usine en grève dont les problèmes symbolisaient pour Laurent Petit le joint rompu avec la France. Bel exemple de calembour lacanien, même si la psychanalyse urbaine s’inspire aussi bien de Freud auquel il reprend la pulsion de vie et l’Oedipe, que de Young avec les légendes de la ville.
Génie du lieu et corps urbain
Plutôt que la littérature situationniste, c’est l’utopie architecturale qui inspire Laurent Petit, approche partagée avec les jeunes architectes du collectif EXYZT et Patrick Bouchain, le père de l’architecture participative. « On nous cite souvent les situationnistes et les psychogéographes. Mais quand on se penche sur les textes, ça fait vite mal à la tête. Je suis un peu perplexe par rapport au travail de Guy Debord. Je pense que globalement c’était un escroc, mais il avait du charisme. » La vogue des cartes sensibles ou cartes humoristiques, plus ou moins consciemment inspirées de la Carte de Tendre, pays imaginaire inventé au XVIIe siècle, ne lui est pas étrangère. Il reprend d’ailleurs le principe de la morphocartographie, décelant des formes inconscientes dans le territoire. Il suit le travail des artistes marcheurs du GR2013 dans la région marseillaise et propose lui-même des dérives en blouse qui suscitent toujours des réactions de la part des passants. Car l’ANPU dispose non seulement d’une philosophie, mais aussi d’un cérémonial para-scientifique incluant une 4L siglée au logo et aux couleurs de l’agence. Mais la démarche est réellement scientifique : l’agence fait une enquête d’une semaine sur place, interroge les experts et les habitants avant de proposer une restitution publique, sous forme de spectacle ou d’exposition. Si bien qu’aujourd’hui des communes, des architectes et des urbanistes demandent à l’ANPU de leur apporter une vision originale sur le génie du lieu ou le corps urbain.
A la fois science et farce
Au départ, Laurent Petit n’avait aucune formation urbaine ou psychanalytique. Il a entamé cette discipline vide de toute référence, naïf et libre. Ce qui rend à ses yeux la psychanalyse urbaine accessible à tout le monde. « Que vous ayez bac plus dix ou bac moins dix, vous interprétez notre travail avec vos outils, soit comme une grosse farce, soit comme quelque chose de structurant intellectuellement. » Et pourtant, lui-même émet des réserves sur le caractère démocratique de sa science : « Le concept de psychanalyse urbaine inscrit sur un programme décourage 90 % des gens, ce n’est pas sexy, c’est même effrayant. Pour comprendre que c’est un gag, il faut avoir un niveau de culture assez élevé, ce qui fait que malgré tous nos efforts et ma candeur, notre démarche a été tout de suite élitiste. » Et ce malgré son côté tarte-à-la-crème, avec des opérations intitulées Partenay Particulier, Terril en la demeure à Hénin-Beaumont ou bouillon CUB à Bordeaux (la CUB étant la communauté urbaine de Bordeaux).
En créant cette discipline nouvelle, Laurent Petit navigue dans un entre-deux indiscernable qui nous interroge sur le sens de la ville.
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