Le terrain de Stalingrad, lieu mythique de l’histoire hip-hop
Entre 1985 et 1989, le 18 boulevard de la Chapelle a été l’épicentre de la culture hip-hop. Enquête sur un lieu disparu, remplacé par un centre de tri postal, qui a permis au « mouvement » de rester en vie alors qu’il était promis au déclin. Graffeurs, tagueurs, breakdanceurs, auteurs : une quinzaine d’acteurs témoignent.
Publié le 17 octobre 2020
Entre le métro aérien et la voie ferrée
A l’intersection de la voie ferrée de l’est et de la ligne 2 du métro parisien, un lieu aujourd’hui disparu a marqué de son empreinte l’histoire du hip-hop. Un terrain vague comme il en existe encore quelques uns au nord-est de Paris, et que notre époque convertit en friches culturelles, comme ce fut le cas de l’Aérosol en 2018. Ce vaste parking désaffecté, à la végétation sauvage, va devenir l’épicentre du hip-hop français et européen au mitan des années 1980. D’abord, le terrain accueille des parties de baseball de ses premiers occupants qui apprivoisent un espace semé de broussailles et de crevasses, avant de concentrer entre ses hauts murs bien visibles du métro aérien la quintessence des acteurs du hip-hop naissant : graffeurs, breakeurs, DJ’s, rappeurs, puis d’attirer les touristes de passage.
Son rayonnement est tel qu’il a été immortalisé dans une célèbre chanson de NTM, « Tout n’est pas si facile », où Kool Shen évoque « les premières heures du terrain vague de la Chapelle », bien qu’on parle également du terrain de Stalingrad, selon qu’on emprunte la ligne 2, Nation-Porte Dauphine, dans un sens ou un autre. Une archive mémorable montre, réunis au terrain un jour de 1987, Joey Starr de NTM, Solo et Squat d’Assassin, en compagnie des graffeurs Leeds (qui témoigne ici), Meo et Mode 2, rejoints par Vincent Cassel en plein effet beat box.
Les débuts du hip-hop en France
En octobre 1982, le journaliste et producteur Bernard Zekri, actuel patron de Radio Nova, publie dans Libération une série d’articles sur des rappeurs new-yorkais. Le mois suivant, il organise la tournée française du New-York City Rap tour qui fera notamment escale à l’hippodrome de Pantin, au Bataclan et au Palace. Ce grand show dévoile les disciplines du hip-hop à une jeunesse éblouie par cette nouvelle esthétique, en réunissant les pointures new-yorkaises du graf, du rap, du djing et de la danse, Phase 2, Futura 2000, Dondi, Afrika Bambaataa, Grandmaster D.ST, le Rock Steady Crew, Rammellzee et les Buffalo Girls. Entre janvier et décembre 1984, Sidney fait découvrir le smurf à la France entière avec son émission H.I.P. H.O.P. sur TF1, dont l’arrêt brutal signe la fin d’une mode. Le vide créé sera bientôt comblé par les free jams de DJ Dee Nasty au terrain de Stalingrad, qui met le son et l’ambiance avec rappeurs et danseurs, notamment le premier duo rap, Destroy Man et Jhonygo, et les breakeurs de Aktuel Force.
1985-1990 : dans cette période qui correspond précisément à la durée d’existence du terrain, le hip-hop hexagonal – et peut-être européen – se relève après avoir frôlé l’extinction. C’est dans cet espace circonscrit par deux voies ferrées, aux limites des 18e et du 19e arrondissements parisiens, que s’établit la jonction entre deux époques : la victorieuse année 1984 et les débuts officiels du rap français en 1990, avec la compilation Rapattitude, annonçant les albums de NTM, IAM, Assassin et MC Solaar. Précisons qu’on ne parle pas alors de hip-hop mais du mouvement, et que les futurs tagueurs et graffeurs sont appelés writers. Plusieurs groupes de graffeurs se retrouvent au terrain : les BBC (Ash, Jay One et Skki), vite rejoints par Lokiss, Scipion et Irus. Puis viennent les CTK (Bando, Mode 2, Shoe, Boxer, Colt…), et plus tard les TCG (Ekinox, Kaze, Majesty, Reen, Sheek, Dozer, James, Spank). En outre, le début du mouvement est européen, dans la mesure où les CTK (The Chrome Angelz), en plus de Bando, rassemblent des writers venus d’Angleterre (Mode 2), de Suède (Disey) et de Hollande (Shoe).
« Le hip-hop est resté vivant grâce au graffiti »
Le découvreur du terrain, c’est le graffeur Ash, alors connu sous le nom de Saho, du groupe BBC (Bad Boys Crew). A l’hiver 1984-1985, il se rend comme tous les jours à la salle de danse de Paco Rabanne, métro Colonel Fabien, qui accueille tout ce que Paris compte de breakeurs. Observant d’une vue plongeante les abords du boulevard de la Chapelle depuis sa rame de la ligne 2, il prête une attention particulière à un espace que certains avaient remarqué sans avoir l’idée d’y pénétrer, et dont le mur extérieur était recouvert d’une fresque des Musulmans fumants, un groupe d’artistes de figuration libre alors actif à Paris. « Un jour, j’y entre et je repeins les murs en blanc pour y faire des grafs. Quelques autres me rejoignent, et le lieu devient petit à petit un rendez-vous pour le graffiti et hip hop. C’était très underground. Il y avait un coin avec des carreaux au sol qu’on a déblayé pour pouvoir y faire du break », confie Ash. « On a commencé à se faire un petit espace, confirme Pascal Blaise, danseur pour le groupe Aktuel Force. Par la suite je suis revenu avec d’autres danseurs, on a enlevé les gravats et on est venu s’entraîner. Il y avait une super bonne ambiance, ça venait de partout, on y trouvait la nouvelle génération de danseurs venant après nos grands frères qui faisaient du jazz rock ».
« A l’époque, le hip-hop était tombé très bas », se rappelle Ash. « Avec l’arrêt de l’émission de Sidney, le hip-hop est resté vivant grâce au graffiti et au terrain », confirme Jay, fondateur des BBC en 1982 avec Skki. « Beaucoup de gens sont venus au graf et au tag par Stalingrad, ça a marqué un boum ». « Les vrais connaisseurs se retrouvaient là, poursuit Ash. Il n’y avait pas d’autre endroit, puisque la salle de Paco Rabanne avait fermé. Et une boutique qui importait des fringues B-Boy de New-York avait ouvert pas loin du terrain vague : Ticaret. »
L’homme à l’origine de ce magasin alors unique en France et en Europe, c’est Dan qui s’entraîne également à la salle Paco Rabanne, où il apprend comme d’autres l’existence du terrain. Début 1986, alors qu’il cherche une boutique pour vendre des vêtements des 50’s alors à la mode aux Halles, il trouve un ancien café situé comme par hasard à Château-Landon, soit juste à côté du terrain. Quelques mois après avoir ouvert son enseigne, les graffeurs des BBC lui demandent de leur ramener de New-York des ceintures de name plate dans la boucle desquelles ils apposeront leur blaze. Ainsi est lancée la première boutique hip-hop de France.
Un « carrefour hip-hop », un « club »
« Pour entrer sur le terrain, il fallait sauter un mur de deux mètres, précise Ash. Alors quand on était dedans, c’était pas facile de ressortir. Plusieurs types se sont fait dépouiller ». Ce que confirme le danseur Youval, qui découvre le terrain dès 1985, à 14 ans : « On y allait la peur au ventre. La première chose à faire, c’était de passer par le métro pour savoir s’il y avait du monde. Des fois, Dan accompagnait les jeunes jusqu’à la station pour ne pas qu’il se fassent dépouiller leur Superstars, casquettes Kangol et ceintures. Il ne fallait pas s’appeler Harry Potter. Une fois, en 1985, des mecs nous ont jeté des pierres pour nous empêcher d’entrer. Mais le terrain est devenu le carrefour du hip-hop, on y retrouvait tous les graffeurs, les tagueurs, ensuite les danseurs et les rappeurs. »
« C’était comme un club. On y venait tous les jours soit pour peindre, soit pour aller traîner ailleurs, se souvient Ash. Aujourd’hui je regarde ça comme un truc que l’on copiait des Américains, on voulait être des New-Yorkais. ». « C’est un lieu mythique pour les gens qui n’y sont pas entrés ou qui n’ont pas osé, mais c’était surtout des rencontres entre amis », résume Jay. « Bando, Mode 2, Colt, les TCG : tous venaient pour le graf et le tag. On parlait de musique, on échangeait sur les producteurs, notre éducation s’est faite au terrain. Le métro passait en face, on se croyait à New-York ».
Popay était plus jeune, mais il se souvient aussi : « On allait admirer les tags de Bando et les grafs de Meo sur le hall of fame (le mur extérieur du terrain qui donnait sur la rue). C’était le mur le plus en vue de Paris. Il y avait aussi un petit magasin en bas des escaliers qui vendait les premières baskets. On achetait notre nameplate chez Ticaret. »
Comment le terrain est-il devenu mythique ?
Selon Karim Boukercha, « le terrain a permis le regroupement de la première vague d’activistes du hip-hop, qui étaient une toute petite poignée à l’époque. Il a servi de lieu de connexion, mais aussi d’émulation et de compétition pour cette première génération de danseurs et les graffeurs / tagueurs. » La réunion de plusieurs facteurs peut expliquer sa destinée exceptionnelle : un espace urbain vierge, propice aux aventures adolescentes, entre les broussailles et le crépitement des bombes aérosol jetées au feu, une imagerie urbaine rappelant un paysage du Bronx, avec ce mur du Boulevard de la Chapelle qui devient un hall of fame modelé sur celui de Spanish Harlem, là où seuls les meilleurs peuvent poser leur graf. A cela, il faut encore ajouter l’installation la même année de la boutique Ticaret, à l’angle des rues Château-Landon et du Chaudron, qui sera le seul magasin hip-hop en France jusqu’en 1990 et surtout les free jams organisées en 1986 par Dee Nasty, inspirées des premières blocks parties du Bronx, et dont deux courtes vidéos sur Youtube peuvent donner une idée.
« Un peu avant ça, les premiers graffeurs se croisent au hasard de la vie sur les quais de Seine, ou sur les palissades du chantier de Beaubourg et du Louvre », précise Karim Boukercha. L’année suivante, en 1987, tout le monde se retrouvera au Globo où mixe DJ Dee Nasty, qui aura ensuite son émission Deenastyle sur Radio Nova.
Aujourd’hui, à la lisière des 18e et 19e arrondissements, à la confluence de cette mythique ligne 2 qui suit le tracé de l’enceinte des fermiers généraux, et de la voie ferrée de l’est qui file vers Pantin, Bondy, Rosny et Meaux, le terrain a disparu. C’est devenu un centre de tri postal sans âme, si ce n’est celle du terrain défunt que perçoivent, parmi les usagers du métro, ceux qui savent de quel mystérieux précipité cet espace fut jadis le théâtre – et que symbolisait si parfaitement la fresque Criminal Art, réalisée par Bando et Mode 2.
DOUZE ACTEURS DU TERRAIN TEMOIGNENT
Ash – « On voulait être des New-yorkais »
Ash (ex-Saho) a commencé à graffer vers 1984 à Paris. Depuis la fin des années 1980, il s’est orienté vers le travail en atelier et a fait carrière comme artiste.
« J’ai découvert le terrain vague de Stalingrad à l’hiver 1984, à l’époque où je me rendais tous les jours dans une salle d’entraînement où je faisais du breakdance, la salle Paco Rabanne, située à Colonel Fabien. Je prenais le métro aérien qui passait devant le terrain. J’avais déjà commencé à graffer et je voyais qu’il y avait de très grands murs dans le terrain, donc un jour je suis descendu et j’ai repeint les murs en blanc pour y faire des grafs. Suite à ça, quelques autres types m’ont rejoint, notamment Jay et Skki des BBC, et c’est devenu petit à petit un lieu de rendez-vous pour le graffiti et le hip-hop.
A l’époque, le hip-hop était tombé très bas, après l’émission H.I.P.H.O.P. de Sidney qui en avait fait une mode. Peu de personnes appréciaient la culture, mais les vrais connaisseurs se retrouvaient là. Il n’y avait pas d’autre endroit, puisque la salle Paco Rabanne avait fermé. Et puis en 1986, Ticaret a ouvert pas loin du terrain, une boutique qui importait des fringues B-Boy de New-York. Ensuite, comme de plus en plus de monde venait au terrain, Dee Nasty y a fait des jams. C’était très underground. Il y avait un coin avec des carreaux au sol qu’on a déblayé pour pouvoir y faire du break. Jhonygo et quelques autres MC rappaient live aussi pendant les jams.
Le week-end, il y passait beaucoup de monde, mais il fallait sauter un mur de 2 mètres. Donc quand on était dedans, il n’était pas facile de ressortir immédiatement, et plusieurs types se sont fait dépouiller, cela pouvait être dangereux parfois. C’était juste quelques tagueurs qui traînaient là, comme les TCG qui piquaient des affaires aux “touristes” de passage.
La dépouille c’était plutôt des types comme les Requins vicieux qui venaient de temps à autre au terrain de Stalingrad, mais ils traînaient surtout à la Gare du Nord. Au fond, pour nous, c’était comme un club, on se connaissait tous. On y venait tous les jours soit pour peindre, soit pour allez traîner ailleurs. Pour moi qui étais adolescent, c’était super, ça m’occupait de faire des graffittis. Aujourd’hui, je regarde ça comme un truc que l’on copiait des américains, on voulait être des New-yorkais. »
Leeds – « L’épicentre des réunions d’artistes, c’était Stalingrad ! »
Dans les années 1985-1989, Abdelkader a pris beaucoup de photos du terrain, et il s’apprête à sortir un livre sur cette période, suivant les conseils de Mode 2.
« Je m’appelle Derka, plus connu sous le blase Leeds. J’ai commencé à taguer en 81 avec Majesty (on formait un binôme) avant de rencontrer Ash2 des futurs BBC et Equinoxe des futurs TCG. Le seul groupe où je suis entré, c’était PAW (Police Against Writers) qui n’était pas un crew, mais un collectif de plusieurs crews de l’époque.
J’ai découvert le terrain de Stalingrad avec celui qui l’a découvert, à savoir mon pote Ash 2 des BBC qui l’a défriché lui-même, à mains nues. Trois jours après qu’il ait trouvé ce terrain, il nous y a emmené, Majesty et moi, car on trainait ensemble tout les trois. D’ailleurs, le premier graffiti qui a été peint c’était un « Saho » (Ash 2 taguait Saho quand on était mômes).
L’ambiance du terrain était sympa, pas de racaille, pas de conflits. Juste quand tu étais « faux », on te grillait direct et il ne fallait pas que tu traines trop longtemps dans le coin… Il faut bien comprendre que la majorité des B-Boy qui y étaient – on n’était pas des dizaines non plus – peignaient ou taguaient. On se connaissait tous.
Comment expliquer que c’est devenu un endroit mythique du graffiti Français ? La grande majorité des graffeurs étrangers venaient au terrain parce qu’il y avait déjà les BBC, les CTK (Mode, Bando, Shoe, etc. Soyons honnêtes, il y a eu d’autres terrains, mais le premier, celui où tout le monde venait, c’était celui de Stalingrad. Par exemple, c’est le seul terrain ou mon ami Dee Nasty a ramené ses platines et fait des free jams. La base française du graffiti, c’était le terrain de Stalingrad… L’épicentre des réunions d’artistes, c’était Stalingrad. Bref, c’était un passage obligé ! »
Dan de Ticaret – « Jusqu’en 1990, c’était la seule boutique hip-hop »
Créateur de la boutique Ticaret en 1986, à quelques dizaines de mètres du terrain, il a contribué à cette renaissance la culture hip-hop.
« J’ai découvert le terrain en même temps que tout le monde, en allant à la salle de répétition des défilés que Paco Rabanne prêtait aux jeunes de banlieue pour faire du break. On traînait dans cette salle et j’ai appris qu’il y avait un terrain vague. DJ Yellow y a traîné dans les premières heures, il y avait des danseurs, des graffeurs, il y avait Bando, Jay One, Joey Starr, Solo qui dansait et qui taguait. Un jour, j’ai aidé Dee Nasty à amener le matos d’un groupe électrogène. Dee Nasty amenait ses platines accompagné par DJ Jo.
Avant d’avoir la boutique Ticaret, je vendais de la fripe en gros dans des garages. Je cherchais un endroit avec mon associé pour faire du détail et j’ai trouvé un ancien café sans antécédent à Château-Landon. Je me suis alors aperçu que c’était à côté du terrain vague. En 1986, je crée la boutique de fripes : je vendais des vêtements des années 40-50, des robes cocktail à la mode aux Halles à cette époque, smoking, spencer et vêtements militaires suédois.
Le tournant, c’est quand les BBC m’ont demandé de leur ramener de New York des ceintures de name plate où tu mets ton tag. Je ne les ai pas trouvées au premier voyage. Ensuite, j’ai ramené quelques t-shirts de Londres, enveloppés dans des disques Run DMC ou Beastie Boys, et puis des casquettes Kangol, des fat laces. Au fur et à mesure des demandes, vers 1987-1988, c’est devenu une boutique hip-hop et ça a tenu 13 ans. Je vendais des blousons, des vestes en jean avec graffiti derrière, des t-shirt réalisés à l’aérographe par les BBC avec ton nom peint dans tes propres couleurs, vendus un par un et sérigraphiés, des cassettes, des fanzines comme Get Busy, des cartes d’Afrique en pendentif. C’est devenu hip-hop et ça marchait bien, au détail, pour les clients du coin. Après c’était fréquenté par les bandes de jeunes qui ont tagué autour.
Les mecs du terrain vague ont apporté la créativité, ils ont défendu cette boutique, en ont fait la pub. La boutique était à tout le monde,. Jusqu’en 1990, c’était la seule boutique hip-hop en France et en Europe. J’avais beaucoup de clientèle allemande, belge, italienne, suisse, j’étais numéro 1 en Europe. « C’est moins loin que New York », m’a un jour dit un Belge qui était venu acheter une ceinture. Et moi-même, avant d’avoir ma ceinture, je l’avais rêvée pendant six mois.
Cette mode a duré 4 ou 5 ans, jusqu’à ce que tout le monde ait sa ceinture. Ensuite, ce qui a pris le dessus c’est les baskets. Puis, le rap a pris le pas, « Bouge de là » est sorti, on voyait des jeunes avec des casquette Kangol et des ceintures, Fila s’est intéressé à ce milieu, Ekirok a ouvert.
En 1997-1998, quand le marché s’est ouvert, j’ai été poussé à m’expatrier aux Halles. Les loyers étaient plus importants. D’abord j’étais un peu lassé, ensuite les références de la première heure (les BBC, les NTM, Assassin, les fanzines) étaient passées de mode. Je n’avais plus la fièvre et la créativité du début, j’étais devenu un produit comme les autres. Alors qu’auparavant les gens n’avaient pas le choix : soit tu étais chez moi, soit c’était à New-York. »
Youval – « Ce lieu a renforcé la culture hip-hop »
Youval a commencé la danse en 1982, à 11 ans. A l’époque du terrain, alors qu’il faisait partie des plus jeunes, il s’illustre dans les battles de danse. Aujourd’hui, il transmet son savoir hip-hop dans des écoles.
« Comme tout le monde, lorsque je prenais le métro aérien, ligne 2, je voyais ce grand terrain vague que personne n’avait eu l’idée d’aller l’occuper à part Ash, à l’hiver 1985. L’histoire du terrain est exceptionnelle, car les gens vont se métisser. Dans l’esprit hip-hop de l’époque, on était tous ensemble.
En 1984, j’avais 13 ans et la danse hip-hop était partout : je dansais au Forum des Halles ou dans mon quartier de Saint-Blaise (Paris 20e). Mais au début 1985, avec la fin de l’émission H.I.P.H.O.P de Sidney, on perd 99 % des gens qui dansaient. Ça ressemblait à une nouvelle mode qui arrive et retombe, tout comme la tecktonik : on voyait des jeunes danser partout, et six mois après ça avait disparu.
A l’époque, on est à la jonction de plusieurs choses : d’abord il y a eu le Trocadéro, ensuite la salle Paco Rabanne qui ouvre début 1984, un lieu qui respirait l’air du temps où tout le monde venait danser. Dès 1985, on commence à entrer dans l’identité zulu. A la salle Paco Rabanne, les mamans venaient récupérer les enfants qui n’allaient plus à l’école. Il n’y avait pas que du hip-hop, mais aussi des espaces pour les rockers, les danses africaines. Charlie, une grande figure du jazz rock, ramenait la musique avec son ghetto blaster. Après, entre 1986 et 1988, on allait au Globo.
La première fois que je suis entré dans le terrain vague, c’était en 1985. La première chose à faire, c’était de passer par le métro pour savoir s’il y avait du monde. Il ne fallait pas s’appeler Harry Potter, sinon on se prenait des baffes. Une fois, en 1985, des mecs nous ont jeté des pierres pour nous empêcher d’entrer dans le terrain. Il y avait beaucoup de bandes, c’était la génération de la dépouille.
En 1985, beaucoup de jeunes de 14 ans se sont fait dépouiller par des groupes qui avaient 18 ans. Ils te volaient tes vêtements. C’était des bandes des bandes de Juniors du quartier que les gens craignaient. Il y avait aussi des groupes qui étaient sympas, dans une bonne mouvance, comme les IZB avec Kwain. Chaque fois que j’y allais c’était avec une personne différente, car ceux qui m’accompagnaient ne voulaient pas revenir la fois suivante. Quant Dan a ouvert son magasin Ticaret, les BBC sont venus lui demander de ramener des choses de New-York : les name plates, ces ceintures où on met son inscription. Des fois, il fallait que Dan accompagne les jeunes jusqu’au métro pour éviter qu’ils se fassent dépouiller leur Superstars avec fat laces, casquettes Kangol et ceinture.
Le terrain est devenu le carrefour du hip-hop, on y retrouvait tous les graffeurs, les tagueurs, ensuite les danseurs et les rappeurs. Lors des free jams parties, heureusement, il y avait des grand frères qui se portaient garants : ceux qui faisaient du jazz rock entre 1978 et 1984, ils avaient cinq ou dix ans de plus que nous. Certains Black Panther pacifiaient les choses, tout comme les Ducky boys ou les Asnays. Dee Nasty et DJ Jo jouaient de la musique, mais on y allait avec la peur au ventre. Puis, j’ai été validé par la danse : pendant les free jams, j’entrai dans le cercle et je dansais devant tout le monde, et donc j’ai eu des protecteurs. Bref, pendant cette période, ce lieu a renforcé la culture hip-hop. Je n’ai raté aucune free jam. Et aujourd’hui, je suis toujours un activiste : j’enseigne l’histoire de la culture hip-hop dans les écoles en France et aux États-Unis, par le biais de l’ON2H, l’Organisation Nationale du Hip Hop. »
Banga – « Le terrain représentait l’image qu’on avait de New-York »
Né en 1970 en Guadeloupe, Banga est arrivé à 5 ans dans le 18e et il graffe depuis l’age de 13 ans. Depuis 25 ans, il vend ses œuvres aux puces de Clignancourt, aujourd’hui dans sa boutique, Street Dream Galery. Il retrace ici sa découverte du mouvement.
Jay One – « Notre éducation s’est faite au terrain »
Pionnier du graffiti français, Jay fait partie des premiers writers à avoir investi le terrain de Stalingrad, avec Ash et Skki notamment. Aujourd’hui il est artiste vidéo.
« Le terrain de Stalingrad est un lieu mythique pour les gens qui n’y sont pas entrés, mais c’était surtout des rencontres entre amis. En premier, ça a été les graffeurs et les tagueurs, ensuite quelques mecs qui breakaient car il y avait un bout de carrelage pour danser, et enfin des gens qui venaient se tenir au courant de la culture hip-hop. J’étais en classe de dessin industriel avec Skki au lycée professionnel de la place des Fêtes. Avant de faire du graf, on était influencés par la BD et on faisait des petits pochoir dans le quartier, à la manière de ceux de Blek le rat très présents à Belleville.
A l’époque, il y avait toute une culture punk-rock du pochoir, influencée par des groupes de rock et la figuration libre, comme les Musulmans fumants, les Frères Ripolin, Nemo, Jérôme Mesnager, Jef Aérosol. On a commencé à faire des pochoirs mais ça n’a pas duré longtemps car le hip-hop est arrivé. On écoutait de la new wave, mais le rap nous correspondait mieux. Grandmaster Flash, le heavy funk, le jazz-rock, la musique antillaise, voilà ce qui nous influençait, et je dansais le jazz-rock.
Skki et moi on a fondé les BBC (bad boys crew) en 1982. Ash nous a rejoint en 1983, 1984. On l’avait rencontré au Trocadéro, puis on l’a recroisé lorsqu’on peignait les palissades du Louvre. On se retrouvait aussi pour danser à la salle Paco Rabanne. Après, on a quasiment tous été au terrain. Bando nous a rejoint, il avait peint les palissades de Beaubourg et les palissades du Louvre, puis Mode 2, la force Alphabétik. Beaucoup de gens sont passés au terrain : Ali, un peintre qui traînait avec Basquiat, venu de downtown Manhattan, Futura 2000, et Jon One qui arrive bien après, en 1987.
Tout le monde venait pour le graf et le tag, mais on parlait aussi de musique, on échangeait sur les disques, les producteurs. Bref, notre éducation s’est faite au terrain. Un jour, en 1984-85, un Américain de Long Island m’a ramené une cassette de rap. A partir de là, j’ai collectionné les cassettes de musique new-yorkaise et aujourd’hui, je n’écoute que du rap de New York.
Avec l’arrêt de l’émission de Sidney, le hip-hop est resté vivant grâce au graffiti et au terrain vague. D’ailleurs, beaucoup de gens sont venus au graf et au tag par Stalingrad. Ça a marqué un boum du graffiti et du tag. On avait le métro en face, on se croyait à New York, ça a permis à beaucoup de jeunes de s’identifier. Avant ça, il n’y avait pas de représentation des minorités à la TV, comme aux States, dans la culture de masse. Ensuite, le Globo a démocratisé l’entrée en boîte, on pouvait entrer avec du street wear.
Ticaret a été important pour l’organisation du hip-hop, car il diffusait des magazines, des disques et les gens qui venaient au terrain passaient au magasin. C’est Ash qui nous a présenté Dan. L’histoire de Ticaret commence avec les commandes de ceintures. On a commencé à faire des tee-shirts tous seuls et, vers 1986-87, on a fait des t-shirts à l’aérographe avec Ticaret et on les a imprimés. A l’époque, il y avait une certaine ambiance et en même temps beaucoup de contrôles de papiers pour les adolescents. Le hip-hop a chassé les skins, il y avait aussi un autre terrain vague tenu par Bando à la Porte de la Chapelle et nous les BBC nous en avions un à la porte de Pantin, vers la petite ceinture et le canal.
Aujourd’hui, le graffiti a été récupéré par la masse, les médias, le capital et le street art usurpent la position du graffiti. Mais le graffiti est le vrai street art : le reste c’est de la transposition de choses déjà existantes : pochoir, collage, muralisme, peinture politique, affiches de propagande, tracts dadas, qui ne sont pas du graffiti à la bombe. Le graffiti pour nous était un moyen d’expression, on prenait les angoisses et de la frustration de nos parents et on les transformait, comme dans le message codé de la musique diasporique afro. Aujourd’hui, le graf est devenu une posture, il n’y a plus de messages, sauf « Jésus sauve » ou les messages anti-féminicides par exemple. »
Nicolas du groupe TSM – « On s’est trouvés au bon moment au bon endroit »
Après avoir vécu la fin du terrain en 1990 et la 2e vague du graffiti français, il a lancé il y a 10 ans le groupe facebook TSM (tout simplement mortel) du nom de son crew, pour rendre hommage à cette époque old school.
« J’ai connu le terrain tout à la fin de 1989, quand il était encore fermé. Quand j’y suis entré la première fois, le mur du fond n’était plus peint et il restait un petit carré de mur contre la voie ferrée avec le « Child of dream » de Ash. Plus loin à gauche, il y avait les engins de chantier. A l’extérieur, sur le hall of fame du boulevard de la Chapelle, il y avait une grande fresque Bando, Mode, Mai, Colt en argent contour rouge et fond bleu ciel. Cette fresque était connue, elle a été repassée par un Sens de Bando en rose et vert, puis argent et noir.
Sur la droite du mur, on trouvait un des premiers grafs de Slice, puis tout a été repassé par le fameux freestyle de Jay et Meo. Sur le mur de la rue Philippe-de-Girard, il y avait un Jon One vert kaki façon camouflage, Roxiz et ensuite Meo et les BBC en mode freestyle.
Début 1990, les travaux ont commencé sur le terrain pour la construction d’un bureau de poste. Ils ont ouvert le mur du boulevard de la Chapelle, recouvert de tôle ondulée, et c’est devenu un dépotoir complet. Stalingrad marque la fin de la première vague historique du graffiti parisien, après les palissades du Louvre, avec des groupes comme les CTK, les BBC, les TCG, NTM, Lokiss etc.
Ce terrain représente cette première vague de graffeurs, d’ailleurs ceux qui restent connus aujourd’hui. C’était aussi la fin de l’époque de Ticaret, le seul magasin de hip-hop Zulu à Paris, à deux pas du terrain, rue du Château-Landon. La deuxième vague du graffiti est marquée par la fin du terrain et l’apparition de 4 nouveaux terrains parmi d’autres dans Paris intra-muros, sans compter des spots de banlieue que je connais moins bien, ni les voies de chemin de fer qui avait été cartonnées.
– En 1990, un terrain avec des murs d’enceinte se crée à Garibaldi – La Fourche, jouxtant la voie SNCF de la gare Saint-Lazare, avec un grand mur reproduit dans un magazine où l’on voit Jay en train de peindre. On y trouvait les BBC, les CP5, Dark, Kane, les TOP (shest, Shark). Ce terrain est resté au moins 6 mois.
– Autre terrain, celui de l’École Nationale des Arts Appliqués, rue Olivier-de-Serres dans le 15e, où étudiaient Lokiss et Bes. Ils y peignaient souvent avec Skki, dès 1988-1989. Vers 1990, le terrain devient connu et on y voit aussi Art2, Zorg TSA, et le fameux mur géant inachevé de la Force Alpha.
– Le 3e terrain est celui de Mouton-Duvernet avec la force alpha, les ASA et bien d’autres, au milieu de ce chantier de béton inachevé.
– Le 4e terrain de mon époque a été celui des Frigos, avec un grand mur au bord des quais de la voie ferrée, avant qu’elle ne soit recouverte, là où il y a aujourd’hui un petit parking. On y trouvait les AEC, PCP, MKC, VEP, et tous les groupes du début des 90’s.
Et puis, côté 11e, le terrain de la Roquette était tenu par les MAC et Psy. Il y avait aussi, à Javel dans le 15e, un mur rectangulaire en parpaings, encadrant une cuve de fioul de la centrale à béton, où mon crew les TSM (tout simplement mortel) et moi (Shero), on venait poser. Il y avait Erb, Steal, Komet, Saphir, Spiral, Lynx, Epson, Dop Seyo qui était à la base des AEC par ailleurs. Notre groupe a été actif de 1989 à 1991. En somme, on s’est trouvés au bon moment au bon endroit, en pleine deuxième vague du graffiti français. Une belle expérience qui a laissé quelques beaux souvenirs et des faits d’armes comme le TSM de Raspail ou de Pasteur. »
Pascal Blaise Ondzié – « On y trouvait la nouvelle génération de danseurs B-Boys »
Breakeur de la première heure, ex-membre de Aktuel Force, Blaise fonde un collectif d’artistes et il organise la battle VNR depuis 2002 à Aulnay-sous-Bois.
« Je suis issu d’une famille de danseurs et j’ai commencé le break en 1982, après avoir débuté par la funk, puis le smurf. Au début, c’est le groupe Break Suites, de la cité des 3000 à Aulnay-sous-Bois, qui m’a mis dans le bain, puis Crazy Furious dont certains membres sont partis dans les sports de combat ou dans le rap. On allait souvent au Bataclan avec les gars de Tremblay-en-France. En 1982, j’ai assisté au New York City rap tour à l’hippodrome de Pantin : c’est là que j’ai découvert le hip-hop.
A l’époque on faisait du sport, on voyait des vidéos de Shalamar, Soultrain. C’est mon grand frère qui m’y a emmené. Il était au lycée Le Corbusier à Aubervilliers, comme beaucoup de graffeurs de l’époque et aussi Kool Shen. Au New York City rap tour, j’ai découvert le Rock steady crew avec le breakeur Mister Freeze, le graffeur Futura 2000, et le rappeur Fab Five Freddy. J’ai vu des mecs tourner sur la tête.
Plus tard, je me suis mis à danser et je suis devenu la mascotte du groupe Break Street, sponsorisé par Blanc bleu. En 1984, j’avais formé un groupe avec d’autres mecs de banlieue qui se retrouvaient à la salle Paco Rabanne. D’abord, on s’appelait les Atomic Force, mais on s’est rebaptisés Aktuel Force à l’occasion du clip d’un chanteur africain. Il fallait réunir cinq breakers portant des joggings rouges sur lesquels était écrit « Actuel », en référence au magazine Actuel. Ce groupe rassemblait les B-Boys marquants de l’époque et ce clip nous a lancés. De là, on est parti au championnat Intercités, au premier festival hip-hop à la casse du Fort d’Aubervilliers. D’autres groupes ont aussi été formés à partir de là : les Requins vicieux, les PCB, les Hip-hop force.
L’année d’après, j’ai côtoyé d’autres danseurs du Trocadéro, de Montparnasse et de la salle Paco Rabanne. Rapidement, les mineurs y ont été interdits car ils n’allaient plus à l’école. J’étais avec David, le petit frère de Willy des PCB et on est partis au terrain de la Chapelle pour regarder les graffiti. On a commencé à se faire un petit espace au sol, il y avait des mosaïques, on a enlevé les gravats au sol et on en a fait notre lieu d’entraînement. Ensuite, les Zulu parties ont été organisées par Dee Nasty : ça a commencé vers mai 1986, mais en novembre 1986 mes parents m’ont renvoyé au Congo et je ne suis revenu qu’en 1990. J’ai dû participer à trois blocs parties.
Il y avait une super bonne ambiance au terrain, ça venait de partout, on y trouvait la nouvelle génération de danseurs B-Boys venue après nos grands frères qui faisaient du jazz et du jazz rock. Et notre génération s’est distinguée. Il y a eu des graffeurs, des DJ comme Webo, le frère de Mr Beatbox qui travaillait à Radio Carbone, le premier beat boxer en France. On passait souvent prendre des photos, entre la voie ferrée sur le côté et le métro aérien, ça nous rappelait l’ambiance de Beat Street. »
Tarek Ben Yakhlef – « Stalingrad a été la meilleure vitrine du graffiti parisien »
Tarek Ben Yakhlef a été à l’origine du premier livre dédié au graffiti français, Paris Tonkar, paru en janvier 1991 en collaboration avec Sylvain Doriath. On y retrouve tous les acteurs de l’époque. Dans ce podcast, il évoque les différents styles du graffiti et les terrains vagues des années 1990.
Lokiss – « Le premier hall of fame européen »
Pionnier du terrain au côté des BBC, Lokiss a évolué vers une abstraction géométrique, privilégiant le mouvement et l’attaque visuelle sur la lisibilité. Il est un artiste toujours prolifique aujourd’hui.
« Loin, si loin de la rive gauche : 18 boulevard de la Chapelle. Zone Nord de relégation des populations pauvres et le plus souvent immigrées de Paris. Coincée entre deux stations de métro et suivant que l’on venait de Nation ou de la Porte Dauphine -le lieu étant partiellement visible depuis le métro aérien- on l’appelait « le terrain de la Chapelle » ou plus simplement : « Stalingrad ». Nous étions trop jeunes et ignorants pour saisir la valeur symbolique d’une telle localisation, entre Dieu et Staline, il y avait pourtant de quoi redoubler un désir d’anarchie pour les uns ! Ou celui de trahison et de soumission futures pour les autres…
Sur un côté, la rue Philippe de Girard et, surtout, sur l’autre aile du vaste espace : les voies ferrées s’entrelaçant depuis la gare de l’Est. Pour des adolescents nourris aux rarissimes vidéos du hip hop préhistorique, imprégnés d’images de ces architectures dévastées du Bronx, de ces yards du métro new yorkais, nous étions sûrs d’être dans l’élément. Ce terrain implantait un cadre qui concentrait de manière presque surnaturelle toutes les composantes du mythe, au moins, tel que nous le fantasmions. Réincarnation d’un monde de légendes, que certains d’entre nous ne tardèrent pas à dépasser, pour en recréer un nouveau.
« Nous », oui, car je fus, moi aussi, de ces aventuriers, comme Jay et Skki qui formèrent avec Saho les Bad Boys Crew (BBC), ou Bando et Doc, les Crime Time Kings (CTK). Au milieu des sacs poubelles jetés par le voisinage, d’incontournables toxicomanes, et d’abris de planche où dormaient quelques exclus, moins d’une dizaine de gamins fondèrent, à partir de 1984-1985, le premier hall of fame européen.
Nous avions déjà commencé à peindre sur les palissades du Louvre délimitant le chantier de la Pyramide et Bando avait largement inondé les quais de Seine voisins, mais le terrain de la Chapelle, lui seul, permit un essor irremplaçable de notre pratique et le développement d’une originalité absolument unique.
Vers 1985, suivant l’entrée en galerie d’art des writers et les lourdes campagnes de nettoyage des rames de métro à New York, on put observer un certain déclin de la scène locale. Ce drame temporaire offrit une opportunité à l’Europe dont Paris s’empara presque par hasard : une sorte de passage de témoin qui nous profita à tous.
Elle ne fut pas la première fresque dans ce terrain, mais, et son implantation frontale face au métro renforça cette importance, sa création fit date. « CRIMINAL ART » par Bando et Doc marqua le début d’une dynamique qui ne cessa jamais de s’exacerber pendant presque cinq ans. Ce qui en ressortit est connu aux quatre coins du monde, évidemment via le livre de Henry Chalfant, « Spray Can Art », qui en présenta un témoignage photographique, mais aussi par le biais de l’internet qui, presque dix ans plus tard, en publia de nombreuses archives, sur le site « Art Crime » par exemple.
Outre la charge poétique de l’expression, dans le style classique des top to bottom américains comme ceux de Dondi, ce mur marqua le début de « l’âge d’or » de la scène française. Avec Bando bien sûr dont la supériorité technique et stylistique était indéniable au démarrage de l’épopée, mais aussi Scipion et Irus qui vinrent s’associer à moi, pour un temps. Les BBC étaient les plus américains d’entre nous. Les plus influencés par le style de TKid, de Bio ou Nicer, les plus marqués par la culture Hip Hop aussi. Skki sur le modèle de Doze (Green) fut, en effet, un grand spécialiste des Bboys et de tout ce folklore de personnage à grosses baskets et moue de mauvais garçons.
En soi, les BBC étaient les chroniqueurs de l’activité intense qui régnait entre ces murs. Car si l’on y peignait sans cesse, si l’on y comparait nos esquisses, nos stratégies de vols de bombes dans lesquelles chacun devait exceller pour être respecté, le terrain de la Chapelle devint un haut lieu de la culture hip hop naissante à Paris. Le d-Jay Dee Nasty apportait deux platines, des enceintes et un groupe électrogène pour alimenter l’ensemble, et plusieurs block parties s’improvisèrent dans cette enceinte dévastée.
Par chance, dans les ruines, un bout de sol carrelé avait survécu au bulldozer et de nombreux breakers s’entrainaient quotidiennement dessus (on se souvient par exemple de l’équipe des Actuel Force). (…)
Vers 1989, l’inflation du vandalisme fut considérable et exponentielle, celle de la brutalité à cet endroit également. Lorsque je fus pris à parti à la batte de base ball dans une confrontation massive entre les IZB et les NTM, comme un vulgaire touriste placé au mauvais moment et au mauvais endroit, je pressentis que la magie avait disparu. » (extrait du livre Graffiti, 50 ans d’interactions urbaines, Hazan, 2018)
Armen Djerrahian (Demo) – « Le terrain nous est apparu comme un endroit inespéré »
Photographe et réalisateur, ex B-Boy writer membre des TMS et des GT, il est une des mémoires du terrain de Stalingrad
« Vers 1983, début 1984, je breakais avec Kay Bee, Screen 2 et deux autres membres avec qui nous avions fondé les TKS (The Kriminal Starz). Il nous arrivait de nous entraîner avec un certain Theo (membre des Vicious Sharks, plus tard Requins Vicieux). C’est avec Theo (RIP) et Kay Bee que j’allais à la Grange-aux-Belles les dimanches après-midi, puis à la salle Paco-Rabanne vers Colonel Fabien et enfin au terrain vague. Le terrain nous est apparu comme une sorte d’endroit inespéré. À l’époque c’était un mythe. Beaucoup en parlaient en l’identifiant aux peu d’images que nous avions du Bronx et de la culture Hip Hop. Aussi c’est en prenant la ligne 2 que nous avons découvert le terrain, franchi le mur du côté de la rue Philippe de Girard et vu les premiers graffs des BBC alors à l’extérieur. Notre première rencontre fut avec Saho qui était seul à ce moment-là.
J’ai grandi dans le 10e, à 10 minutes à pied du terrain. Quand je sortais de l’école, je prenais le RER de Vincennes à Gare Du Nord et traversais le tunnel qui menait à La Chapelle direction le terrain. Une fois que j’ai découvert l’endroit, j’y étais presque tous les jours. Tous nos rendez-vous se faisaient en partant du terrain avant d’aller au Trocadéro ou autre. J’ai quitté les TKS, puis intégré les TMS dont faisait partie Muck, Nikki, Rachid, Michou, Lady Vee et Cyril (RIP).
Au terrain, il y avait les « habitués », les gens qui étaient là tout le temps, puis les autres de passage. Le terrain a été découvert par Saho/Ash2, c’était donc le fief des BBC. Il y régnait une ambiance de passionnés. On parlait musique, danse, graff, sape, on s’entraînait au break sur la dalle en mosaïque, on regardait passer les métros aériens en rêvant de les voir défoncés de grafs ou de tags. Dès que quelqu’un peignait, tout le monde était là pour le supporter. Y’avait une sorte de fraternité et de chasse gardée avec tous les habitués du terrain. Je te parle des BBC, mais aussi de gens comme Majesty et Leeds, Reen, Equinox, Dozer, Dehy qui ont formé les TCG avec Mister Kaze puis très peu de temps plus tard avec Sheek et James. De Muck, Noel ou encore Salim l’original FAT, des Imperial Breakers le Teg et Laurent, d’Ibrahim Seck un breaker incroyable avec qui je dansais beaucoup… De mon pote Alp, Skeed et surtout des graffeurs : Lokiss, Scipion, Doc, Irus et bien sûr de Bando et les CTK, mais eux je ne les ai jamais considéré comme des habitués, car on ne les voyait que lorsqu’ils venaient peindre.
Pendant longtemps Bando était une sorte de mythe, car il venait peindre sans que personne ne le sache. Il y avait tous les potes de passage comme Wilson des PCB et Enrique de Sarcelles qui venait souvent avec deux autres breakers dont j’ai oublié le nom. Kenzy avec qui j’allais également au terrain dans les tous débuts et avec qui nous avions intégré un groupe nommé les Baby Face Killer qui était une réunion de danseurs comme Kenzy et Dozer, Theo et Joel Ferratti (Timide et Sans Complexe), Kay Bee et moi. Bref, trop de noms à citer comme Dark, San et quelques membres de la Force Alpha… Jusqu’aux Blocks Parties qui ont attiré beaucoup de monde et plus tard les touristes de passage à Paris.
Mais le terrain pour moi c’était avant tout nos parties de baseball à courir entre les bases faites de sacs poubelles en évitant de tomber dans les trous de 3 mètres. Les bombes vides que l’on jetait dans des barils en feu l’hiver, les descentes de flics qui ne comprenaient rien à ce que l’on faisait là, les potes, les rigolades… C’était le Bronx à Paris. On rêvait et on vivait le truc à 100%. Le terrain a toujours été un mythe pour tous ceux qui n’y ont jamais mis les pieds. Combien de personnes j’ai surpris à me raconter des histoires que j’avais vécues alors qu’eux n’y étaient pas ou n’avait tout simplement pas l’âge d’y avoir été ?
Quand je suis arrivé au terrain je devais avoir 15 ou 16 ans max. Tout le hip Hop parisien des années 80’s se devait de passer par le terrain. Au point où ça déclenché des inimitiés entre certains clans. Mais les originaux y sont restés. Il y a deux époques pour moi. Le début avec toute la passion pour cette culture et le mouvement Hip Hop. Et la fin où beaucoup n’étaient plus des ados, faisaient face à des difficultés sociales importantes et à cet apprentissage de la rue plus violent.
Comment expliquer que le lieu soit devenu aussi mythique ? L’apparition du terrain est arrivée à une période creuse de la culture Hip Hop en France. On sortait de l’émission H.I.P H.O.P et essuyait tous les clichés que cela avait pu engendrer, pour beaucoup c’était un mouvement mort. Au terrain on se retrouvait entre passionnés, on était les gardiens du temple tout en faisant progresser la culture. Si les Européens voire les Américains de passage à Paris venaient au terrain, c’est parce qu’ils en connaissaient l’importance, c’était le cœur du Hip Hop européen. C’est de là que partaient les tendances dans le graff. Certes il y avait une école européenne avec Shoe, les gars d’Amsterdam ou de Londres, mais au final les meilleurs avaient intégré les CTK formé par Bando et Shoe rejoints par Mode 2… En résumé, le graff ou plutôt les artistes qui ont fondé cette école du terrain vague, dont les BBC, ont influencé le style Européen au même titre que les pionniers américains. »
Karim Boukercha – « Un lieu de pèlerinage pour les amateurs de hip-hop »
Auteur de plusieurs livres de référence sur le graffiti, Karim Boukercha n’a pas connu le terrain mais il s’est entretenu avec la plupart des acteurs de cette époque.
« D’après ce que je retiens de mes entretiens, le terrain a permis le regroupement de la première vague d’activistes du hip-hop, qui étaient une toute petite poignée a l’époque. Il a servi de lieu de connexion, mais aussi d’émulation et de compétition pour cette première générations de danseurs et les graffeurs / tagueurs.
Visible depuis la ligne aérienne du métro, avec des grands murs à l’intérieur mais aussi à l’extérieur, il était situé à côté de la Gare du Nord, qui raccorde la banlieue à Paris, et donnait accès à la ligne 2, qui mène au terrain et se connecte à la ligne 13 (qui est la première à être visée en masse par les tagueurs). Il semble que plusieurs paramètres aient été propices à son développement et sa pérennité. Sa visibilité et sa localisation en sont deux éléments importants.
Un peu avant ça les premiers graffeurs se croisent au hasard de la vie sur les quais de Seine, ou sur les palissades du chantier de Beaubourg et du Louvre. (Ce dernier chantier, se situera « à cheval » dans le temps avec le terrain. Plus rarement quelques murs, mais qui ne deviendront pas des « spots ».
Assez vite le terrain est également devenu un lieu de pèlerinage pour toute personne qui était attirée par les disciplines du hip-hop. Pour les Français mais aussi les Européens qui se déplaçaient pour voir les peintures. (Henry Chalfant lui donne la couv’ de la Bible Spraycan art, et lui consacre plusieurs pages).
Le terrain s’accompagne aussi de la première boutique hip-hop, « Tikaret », toute proche du terrain, tenu par Dan, qui va aussi devenir un endroit de connexion. Un rendez-vous. On y trouve tout l’attirail du B-Boy première génération.
Lorsque le terrain « meurt », au tout début des années 90 pour le mur qui donne sur la rue, les graffeurs « ouvrent » de nouveaux terrains un peu partout dans Paris, sur le même modèle que Stalingrad. Certains auront une dizaine d’années d’existence. »
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE SUR LE TERRAIN
Lorsqu’on se rend dans une bibliothèque municipale, on peut être frappé par la quantité d’ouvrages dédiés au graffiti et au street art. Mais parmi eux, ceux qui consacrent quelques pages au terrain de Stalingrad sont peu nombreux. En voici quelques uns.
– Le livre du Graffiti, Denys Riout, Dominique Gurdjian, Jean-Pierre Leroux, Editions Alternatives, 1985.
– Spraycan art, Henry Chalfant James Prigoff, Thames & Hudson Ltd, 1987.
– Paris tonkar, Tarek Ben Yakhlef et Sylvain Doriath, F. Massot, 1991.
– In Situ, de Stéphanie Lemoine et Julien Terral, Éditions Alternatives, 2005.
– Rap 2 France : Les mots d’une rupture identitaire, Pierre-Antoine Marti, L’harmattan 2005.
– Paris City graffiti, Comer, Lionel Patron, Romano Ross, 2010.
– Descente interdite de Karim Boukercha, Alternatives, 2011.
– Graffiti général de Karim Boukercha, Editions Carré, 2014.
– Regarde ta jeunesse dans les yeux : Naissance du hip-hop français, 1980-1990, Vincent Piolet, Le mot et le reste, 2015.
– Mouvement, du terrain vague au dance floor, 1984-89, Yoshi Omori, Marc Boudet et Jay One, Le mot et le reste, 2017.
– Graffiti, 50 ans d’interactions urbaines, Lokiss, Hazan, 2018
– Rappatack, de Chimiste, 2002.
– Writerz :1983-2003, 20 ans de Graffiti à Paris, de Marc-Aurèle Vecchione, 2004
– The Rise of Graffiti Writing, documentaire allemand produit par Arte, 2019.
– Emission Get Busy sur l’histoire du graffiti parisien, août 2020.
Articles :
– 10 lieux cultes du hip-hop parisien des années 80 sur The Backpackerz.com
– Entretien avec Dee Nasty sur Hip-hop vynil stories
– Entretien avec Karim Boukercha sur le terrain de Stalingrad dans Télérama
– Entretien avec Morgane Leluc qui a consacré un mémoire au terrain de Stalingrad
– Interview de Yoshi Omori sur Paris Tonkar
mortel simplement
EDIT du 10 mars 2021 – A la demande de MOZE dont le verbatim figurait dans la 2e partie de l’article, son passage a été supprimé.