Le mystérieux masque de l’inconnue de la Seine
Créature mythique et fluviale immortalisée par un masque de plâtre après la noyade, l’inconnue de la Seine a nourri l’inspiration artistique du 20e siècle européen.
Article publié le 17 mai 2020
Un mystère de Paris
C’est l’un des plus beaux mystères de Paris. La noyée, l’inconnue de la Seine, réminiscence rimbaldienne de cette « blanche Ophélia » qui « flotte comme grand un lys ». Un mythe urbain aux origines floues, daté des années 1870, dont la légende prend corps en 1900 et qui va enflammer toute l’Europe. Une femme emportée par les flots impétueux du fleuve, dont le visage dégageait une expression d’une telle sérénité, dit-on, qu’il aurait saisi ceux qui la repêchèrent. Si bien qu’un mouleur aurait ensuite modelé un masque sur le languide visage. Mais c’est précisément à partir de ce masque que se forge la légende. Alors : s’agit-il vraiment d’une noyée ou d’un modèle vivant ? Fut-elle amenée à la proue de l’île de la Cité, au chevet de Notre-Dame, là ou se tenait jusqu’en 1907 la morgue du quai de l’Archevêché ? On a oublié ce lieu macabre où étaient exposés sur des tables de marbre noir les cadavres non identifiés ramassés sur la voie publique ou repêchés dans la Seine.
Légende ou réalité, cette figure à l’indéfinissable sérénité a marqué l’Europe du début du 20e siècle, avec sa puissance d’évocation unique. De sorte que s’est greffé sur ces traits féminins tout un imaginaire chargé de codes sociaux et de canons de beauté. Ce masque qu’il était de bon ton d’avoir chez soi, dans un salon bourgeois ou un atelier d’artiste, matérialise une représentation idéale de la beauté artiste et bohème. « L’on me dit que toute une génération de filles allemandes ont modelé leur apparence sur la sienne », écrit Alfred Alvarez dans Le Dieu sauvage, essai sur le suicide (1972) ajoutant que « l’Inconnue devint l’idéal érotique de la période, tout comme Bardot l’est pour les années 1950. » Son visage coïncide avec les codes esthétiques d’une époque, cette coiffure en bandeaux à la mode dans les années 1860 qui fut remise au goût du jour dans l’entre-deux-guerres puis dans les années 1960, un siècle plus tard.
L’inconnue de la Seine fut donc une muse dont le masque inspira les poètes et les écrivains : Jules Supervielle qui lui consacre une nouvelle en 1929, en narrant son itinéraire jusque dans l’océan, Herta Pauli, Ödon von Horvath, Conrad Muschler, Louis-Ferdinand Céline, Vladimir Nabokov et, bien sûr, Louis Aragon dont la démarche inspire ce site.
Aurélien et le masque de Bérénice
Aragon place la figure de la noyée au cœur de son roman le plus célèbre, Aurélien. Son héros habite à la proue de l’île Saint-Louis, au 4e étage d’un immeuble de la place qui porte désormais son nom, d’où il observe le « M veineux de la Seine ». Chez lui est exposé le fameux masque, comme c’est la mode à l’époque dans les intérieurs parisiens. Ce masque est l’image même du visage de Bérénice, avec qui Aurélien noue une histoire d’amour impossible. Lorsqu’elle ferme les yeux, Bérénice ressemble à la noyée. « Jalouse d’une morte, d’une noyée, qu’il n’avait jamais vue », elle casse le masque qu’elle a dans les mains, ce masque qu’Aurélien a acheté chez « l’Italien qui fait des plâtres rue Racine, le mouleur ». Elle le lui rendra moulé sur son propre visage. Dans l’épilogue du roman, Aurélien pense toujours que « sa Bérénice, c’était ce masque de plâtre, cette jeune morte, belle éternellement. »
Deux spécialistes d’Aragon, Daniel Bougnoux et Olivier Barbarant, qui ont respectivement édité en Pléiade ses œuvres romanesques et poétiques, reviennent sur ce thème.
Le premier, dans une vidéo analysant une apparition masquée d’Aragon, évoque « ce masque très célèbre, ce moulage blanc d’une femme noyée, et qui sert à Aurélien de support érotique pour aimer Bérénice (…), masque lisse, blanc, idéal, d’une jeune morte rayonnante au delà de la mort ».
Dans une conférence sur Aurélien intitulée Paris/Poésie, Olivier Barbarant souligne la prégnance du thème de la noyade chez quelques grands esprits des années 1940, comme un reflet possible de la situation historique de l’Europe. Il pointe une coïncidence stimulante : en cette année 1942 où Aragon écrit Aurélien, Bachelard publie L’eau et les rêves. « Mon hypothèse, c’est que quelque chose de l’eau se dit comme motif de l’échec, de l’impossible, de ce qui coule mais qui est implacable, du tragique de l’histoire. » Le critique évoque aussi un poème également écrit par Aragon en 1942, « Le Paysan de Paris chante », dont voici un extrait :
« C’est un pont que je vois si je clos mes paupières
La Seine y tourne avec ses tragiques totons
Ô noyés dans ses bras noueux comment dort-on
C’est un pont qui s’en va dans ses loges de pierre
Des repos arrondis en forment les festons ».
Ces quelques vers peuvent en rappeler d’autres, composés presque 40 ans plus tôt par Apollinaire dans « La Chanson du Mal-aimé » :
« Voie lactée ô soeur lumineuse
Des blancs ruisseaux de Chanaan
Et des corps blancs des amoureuses
Nageurs morts suivrons-nous d’ahan
Ton cours vers d’autres nébuleuses »
La légende de 1900
Au début de 20e siècle, l’écrivain autrichien Rainer Maria Rilke qui vivait à Paris où il était le secrétaire du sculpteur Auguste Rodin, découvre ce masque. En 1910, il écrit dans ses Carnets de Malte Laurids Brigge : « Le mouleur que je visite chaque jour a deux masques accrochés près de sa porte. Le visage de la jeune qui s’est noyée, que quelqu’un a copié à la morgue parce qu’il était beau, parce qu’il souriait toujours, parce que son sourire était si trompeur ; comme s’il savait. » Et c’est sans doute à la source de ces quelques phrases que le mythe se propage. Ce mythe selon lequel un employé de la morgue, saisi par la beauté de la jeune femme, aurait fait un moulage en plâtre de son visage.
Mais d’autres versions contredisent la légende. Selon le dessinateur Georges Villa qui tenait cette information du peintre Jules Lefebvre, l’empreinte aurait été prise sur le visage d’une jeune modèle qui mourut de tuberculose vers 1875.
Rodolphe Trouilleux ne croit pas, non plus, à la version mythifiée de la noyée. Dans Paris macabre, histoires étranges et merveilleuses (Le castor astral, 2012), il écrit : « Cette belle légende n’est pas bien solide : la figure de l’inconnue au mystérieux sourire ne porte aucune trace de morbidité et devait être bien vivante au moment où l’on en prit l’empreinte. Cette dernière, cela dit en passant, devait être réalisée par un artiste mouleur compétent car on ne moule pas un visage en se contentant d’y verser une auge de plâtre ! »
Même constat de la part de l’auteur du blog Arkayn qui mentionne Michel Lorenzi, responsable de l’atelier de moulage jadis sis rue Racine et aujourd’hui installé avenue Laplace à Arcueil, dont le catalogue est en ligne. Le père de Michel Lorenzi aurait confié à son fils que le masque « avait été moulé sur le visage d’un très joli modèle d’atelier ». Par ailleurs, selon le chef de la brigade fluviale de Paris, Pascal Jacquin, cité dans ce même article, « il est surprenant de voir un visage aussi paisible. Ceux que nous trouvons dans l’eau, noyés et suicidés, n’ont jamais l’air aussi paisibles. Ils sont gonflés. Ils ne sont pas agréables à regarder. Même les suicidés se battent pour la vie au dernier moment et leurs visages trahissent cette lutte. Et le processus de décomposition commence beaucoup plus rapidement dans l’eau aussi. »
Resusci Anne
Lors de la réédition d’Aurélien dans les années 1960 qu’il prépare pour ses Œuvres romanesque croisées avec Elsa Triolet, Aragon demande le concours de Man Ray. Le photographe surréaliste réalise alors quinze montages photographiques nimbés de fantastique et d’inquiétante étrangeté, qui attribuent des yeux de modèles vivants au masque de la noyée.
A la même époque, l’inconnue de la Seine suscite de nouvelles vocations en Norvège, où la société Laerdal Medical AS conçoit un mannequin de secours au visage inspiré du sien. Ainsi, sur ce modèle de latex baptisé Resusci Anne (« Réanimez Anne ! »), des générations de secouristes s’entraîneront au bouche-à-bouche et à la réanimation. Ce qui achève de nourrir la vocation romantique de ce mythe artistique parmi les plus prégnants du 20e siècle.
L’inconnue de la Seine,
Hâtant de cette vie le dénouement,
N’aimant rien sur terre,
Toujours je regarde le masque blanc
De ton visage sans vie.
Dans les cordes se mourant à l’infini
J’entends la voix de ta beauté.
Dans les foules blêmes des jeunes noyées
Tu es plus blême et ensorcelante que toutes.
Au moins dans les sons reste avec moi!
Ton sort fut avare en bonheur,
Alors réponds d’un posthume sourire moqueur
De tes lèvres de gypse enchantées.
Paupières immobiles et bombées,
Cils collés en épaisseur. Réponds!
A jamais, à jamais, vraiment?
Mais comme tu savais regarder!
par Vladimir Nabokov
Juvéniles épaules maigrichonnes,
La croix noire du fichu de laine,
Les réverbères, le vent, les nuages nocturnes,
Le méchant fleuve pommelé d’obscurité.
Qui était-il, je t’en supplie, raconte,
Ton séducteur mystérieux?
Du voisin le neveu frisotté –
A la dent en or, et la cravate bariolée?
Ou l’habitué des cieux étoilés,
Ami de la bouteille, des dés et du billard,
Lui aussi, maudit fêtard,
Et rêveur ruiné comme moi?
Et maintenant, de tout son corps tressaillant,
Il est assis, comme moi, sur son lit,
Dans le monde noir, déserté depuis longtemps,
Et il regarde le masque blanc.
Berlin, 1934
Une passionnante illustration d’un thème récurrent au 19eme siècle