L’évocation de Montparnasse est associée à celles d’artistes géniaux et de cafés prestigieux… Cette histoire appelle une montagne de témoignages, à l’image de l’amoncellement de gravats qui a donné son nom au quartier, avant que ne soit tracée la promenade qui allait devenir le futur boulevard du Montparnasse.
Le mont Parnasse
Si le nom de Montparnasse renvoie au mont Parnasse, cette montagne surplombant la cité de Delphes, consacrée au Dieu Apollon et aux neufs muses, il a une origine plus précise et ironique. Au début du 17e siècle, des étudiants se réunissaient sur une colline artificielle à l’actuelle intersection entre le boulevard du Montparnasse et le boulevard Raspail. Aussi avaient-ils appelé mont Parnasse ce monticule de gravats où ils déclamaient des vers, avec des vues moins sérieuses que celles de Catulle Mendès et ses épigones lorsqu’ils créeront le Parnasse contemporain. Ce tertre est bien visible sur une carte de Paris éditée par Johannes Janssonius en 1657, Lutetia Parisiorum Vulgo, avant d’être aplani vers 1725 lors du tracé du nouveau Cours du Montparnasse qui allait devenir le boulevard éponyme. Ce même carrefour Vavin, baptisé en 1984 place Pablo Picasso, est le cœur battant de l’époque : le « nombril du Monde », selon le mot d’Henri Miller, où se concentrent des cafés mythiques comme le Dôme, la Rotonde, la Coupole ou le Select.
Il y a d’abord le Dôme, fondé en 1898 par l’auvergnat Paul Chambon, puis la Rotonde, en 1911 par son compatriote Victor Libion, un homme généreux qui aimait les artistes, leur permettait de dormir sur les banquettes, de voler du pain, effaçait leurs ardoises, en échange de quoi ils le payaient avec leurs œuvres. Ce fut un visionnaire, le premier patron de brasserie, sans doute, à voir en eux des personnalités dont l’avenir reconnaîtrait le génie, comme Picasso, Braque, Modigliani et tant d’autres. Leur argent, quand ils en avaient, ils venaient le dépenser chez lui avec une prodigalité à la mesure de leur dénuement passé. On y croisait aussi des poètes (Apollinaire, Max Jacob, puis Cocteau), des musiciens (Debussy, Stravinski, Satie) et même des hommes politiques comme Trostki ou Lenine. En 1923 est créé le Select et en 1927 la Coupole, un bar ultra moderne dont le nom démarque celui du Dôme voisin, tout comme avait fait la Rotonde.
Fraternité artistique
« Quelque soit le café de Montparnasse où vous demandiez à un chauffeur de la rive droite de vous conduire, il vous conduira toujours à la Rotonde », écrit Ernest Hemingway dans Le soleil se lève aussi (1926). Voici la description qu’en fait Giraudoux dans Siegfried ou le Limousin (1922) : « À l’angle du boulevard Raspail et du boulevard du Montparnasse, à la terrasse d’un café au milieu de laquelle, parmi les tables, débouchait la sortie du métro (…) était installé tout ce que Paris compte de Japonais expressionnistes, de Suédois cubistes, d’Islandais graveurs, de Turcs médaillers, de Hongrois et de Péruviens à vocations complémentaires, chacun agrémenté d’une demi-épouse à maquillage individuel et dont aucune n’employait les mêmes couleurs pour les yeux ou les lèvres ; chacun dans l’accoutrement qui le faisait passer pour fou dans sa ville natale, mais qui représentait dans ce quartier, et pour la concierge elle-même, le minimum de l’extravagant. »
Comment rendre compte de l’effervescente de l’époque, de cette furie, de cette entraide que racontent les témoins des Heures Chaudes de Montparnasse, film documentaire entrepris en 1960 par Jean-Marie Drot, à une époque où, regrette le collectionneur Anatole Jakovsky, s’effaçaient déjà les traces des siècles passés ? Cet esprit de fraternité artistique s’illustre peut-être par la cité Falguière, ouverte en 1901 dans le 15e, trait d’union entre la Ruche (très au sud) et Montparnasse, où étaient voisins Léonard Foujita, Constantin Brancusi, Maurice Blond, tandis que Modigliani et Soutine partageaient le même atelier insalubre. Dès 1877, Paul Gauguin s’était installé à l’entrée de la cité. Il est l’un des précurseurs du quartier, avec le sculpteur Bourdelle, qui habite dès 1885 au 16 impasse du Maine, dans l’atelier en briques rouges où il passera toute sa vie à sculpter, devenu aujourd’hui le musée Bourdelle, côté 15e.
Mosaïque de cultures
On ne sait par quel bout rendre cette mosaïque de cultures, ce quartier transfiguré par des arrivées massives d’artistes étrangers, notamment juifs d’Europe de l’Est, comme Zadkine, Soutine, Chagall, Pascin qui vont constituer ce qu’on appellera la Première École de Paris. Le monde entier se réunissait dans un entrelacs de rues et de boulevards, dont le carrefour Vavin figure l’épicentre, à des terrasses où l’on entendait parler russe, espagnol, italien, polonais ou japonais. Ce quartier était si singulier qu’une de ses égéries, Kiki, en portait le nom, consubstantielle du lieu qu’elle résume et évoque à elle seule. Ce foyer incandescent était aussi chaleureux que dangereux, et beaucoup de ses habitués s’y sont brûlés les ailes, perdus dans une habitude de sorties nyctalopes, d’alcools et de bars. Aussi, Brassaï considère les témoins filmés par Jean-Marie Drot comme des rescapés, d’autres n’ayant pas survécu, à l’instar de Modigliani qui mourut de la tuberculose, laissant seule et enceinte d’un deuxième enfant la fabuleuse Jeanne Hébuterne, une étudiante aux beaux-arts surnommée “Noix-de-coco” qui, de désespoir, se jeta par la fenêtre de leur maison, rue de la Grande Chaumière. Certains moururent au front, comme Alain-Fournier, l’auteur du Grand Meaulnes.
« Montparnasse est une exception dans l’histoire de l’humanité car un quartier, pour la première fois, devient le centre du monde, et non pas une ville », dit Olivier Renault, auteur de Montparnasse, Lieux de Légendes (2013). Boulevard du Montparnasse, « on avait l’impression d’être chez soi, (…) que la rue étaient à tout le monde », se souvient le peintre André Masson, qui partageait avec Miro un atelier rue Blomet. A toute heure on peut y croiser Cendrars, Zadkine, Artaud, Chagall ou Chirico.
Du bateau Lavoir à la Ruche
Au tournant de la Première guerre mondiale, empruntant la récente ligne de métro Nord Sud qui relie Montparnasse aux Abbesses, les peintres abandonnent Montmartre pour Montparnasse, à la recherche de terrains vierges pour établir leurs ateliers, parfois insalubres mais aux loyers modiques. Ainsi emménagent-ils naturellement du côté du 14e ou du 15e, où tout n’est pas encore construit. Picasso arrive en 1913, suivi par Chagall, Vlaminck, Léger, Braque, Van Dongen. Modigliani et Brancusi qui passent du Bateau Lavoir à la Ruche, ce nouveau phalanstère d’artistes aménagé par le sculpteur Alfred Boucher, avec des matériaux de récupération de l’expo coloniale de 1900, sur des terrains que lui avaient vendu Victor Libion, rue de Dantzig.
Montparnasse c’est un esprit, une Babel de langues étrangères, une façon de s’habiller « à l’américaine » qui tranche, selon Apollinaire, avec un Montmartre démodé : « Alpinisme pour alpinisme, c’est toujours la montagne, l’art sur les sommets. Les rapins ne sont plus à leur aise dans le Montmartre moderne, difficile à gravir, plein de faux artistes, d’industriels fantaisistes et de fumeurs d’opium à la flan. A Montparnasse, au contraire, on trouve maintenant les vrais artistes habillés à l’américaine ». Il fréquente le cercle de poètes que Paul Fort réunit tous les mardis à la Closerie des Lilas, avec Jarry, Carco, Laforgue, Maeterlinck, Dorgelès ou Jacob. André Salmon raconte avec émotion sa rencontre avec Paul Fort dans un passage des Heures chaudes. Dans les années 20, la Closerie est fréquentée par Hemingway, Dos Passos, Fitzgerald, et plus tard Miller à qui Fitzgerald y fait lire le manuscrit de Gatsby le magnifique.
Muses et égéries
Man Ray, arrivé à Paris en 1921, est charmé aussitôt par le cosmopolitisme de Montparnasse et il tombe amoureux de son égérie, Kiki, que Foujita, ce Japonais venu inexplicablement ici, peint en odalisque dans ce Nu couché à la toile de Jouy qui sera l’événement du Salon d’automne de 1922. A l’instar de Kiki, égéries et muses sont les maîtresses des poètes et des peintres, Eluard épouse Gala qui devient la maîtresse de Max Ernst et sera la femme de Dali, Youki, qui fut aussi une reine de Montparnasse, sera successivement l’amante de Foujita puis celle de Desnos.
Le 5 novembre 1928, Aragon fait la connaissance de Maïakovski à la Coupole, le lendemain il y rencontre Elsa Triolet qu’il ne quittera plus jusqu’à la mort de cette dernière. Pourtant, comme les autres surréalistes, il est moins familier de Montparnasse que des Grands boulevards, du café Certa décrit dans le Paysan de Paris, ou de la Place Blanche sur laquelle débouche la rue Fontaine où Breton vécut quasiment toute sa vie. Ce serait oublier la fameuse maison-atelier de la rue du Château, ouverte à tous vents par Marcel Duhamel, où Prévert et son ami Yves Tanguy vivaient avec leurs femmes. Cette « bicoque de marchand de peau de lapin » devient un « phalanstère », où vont se tenir presque toutes les réunions surréalistes, sans compter les exclusions…
Il y a des rues qui condensent une histoire extraordinaire, comme la rue de la Grande Chaumière, la rue Delambre ou la rue Campagne Première, dont il serait trop long de dresser la liste des illustres riverains, en particulier en ce qu’elle accueille l’hôtel Istria qui fut un lieu de passage pour Duchamp, Picabia, Rilke, Tzara, ou Satie.
Montparnasse aujourd’hui
L’ancien musée du Montparnasse, aujourd’hui Villa Vassilieff, du nom de la cantine tenue en 1913 par Marie Vassilieff, conserve le fonds Marc Vaux, lequel photographia des centaines d’artistes de Montparnasse entre les années 20 et 70. Le musée Mendjisky, qui rappelait la mémoire des deux Écoles de Paris, essentiellement composées de peintres d’origine d’Europe de l’est, a fermé ses portes le 31 décembre 2016.
L’esprit de Montparnasse vibre encore aujourd’hui en quelques lieux choisis, comme ses galeries, ses cinémas, cette mythique librairie Tschann ou l’Académie de la Grande Chaumière qui demeure quasiment telle qu’à l’époque, où elle coexistait avec celles de Paul Ranson, de Matisse, ou de Van Dongen. Si Bourdelle et Zadkine n’y enseignent plus, dont les musées sont tout proches, l’on vient encore s’y initier à la peinture ou à la sculpture de nu.
Il reste aussi à évoquer deux théâtres : le Lucernaire d’abord, créé en 1968 et qui déménage dix ans après rue Notre-Dame-des-Champs, longtemps attaché à Laurent Terzieff et qui réunit des salles de théâtre, de cinéma, une librairie, un restaurant et un bar fréquenté par des étudiants. Quant au Poche Montparnasse, fondé en 1944 avec des créations de Duras ou Ionesco, il a été repris fin 2011 par Philippe Tesson, sa fille Stéphanie et Charlotte Rondelez qui proposent, dans l’esprit originel, une programmation exigeante et populaire. A noter que le Poche est construit dans une ruche, un immeuble qui abrite une trentaine d’ateliers donnant sur un jardin.
Enfin, si ces cafés se sont embourgeoisés, ils conservent un peu de l’esprit de cette époque, la Rotonde, le Dôme, la Coupole, la Closerie des lilas, mais surtout, pour Philippe Tesson, le Select : « Aujourd’hui, il reste un parfum léger mais sensible de la vie artistique des années 20. Elle est cantonnée dans quelques ruches, dans quelques bistrots, dont un où je vais tout le temps, le Select. Si vous regardez attentivement, l’éclairage, les mosaïques du sol, l’esprit rappellent beaucoup les années 20. Le soir, on a, par éclairs, une évocation diffuse de la vie artistique des bistrots de Montparnasse. Faites un jour l’expérience, allez boire un verre vers onze heures du soir, vous verrez, il y a encore quelque chose, on croirait qu’il y a encore Cocteau et Picasso. »
Certains cafés recèlent, en effet, la nostalgie du temps jadis…
Merci beaucoup!