A la fin du 19e siècle, la Goutte-d’Or est un quartier ouvrier. Les industries ferroviaires s’y développent, appelant d’abord une main-d’œuvre française, puis immigrée : après les Juifs, Russes et Polonais au début du 20e siècle, la France fait appel aux Algériens dès la Seconde Guerre mondiale pour reconstruire le pays, avant les indépendances des pays d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale. Les nouveaux habitants ouvrent des commerces : épiceries, restaurants, coiffeurs, taxiphones, mais aussi échoppes de musique.
Le quartier de la Goutte-d’Or, entre le boulevard de la Chapelle et la rue Polonceau, a d’abord été une petite Algérie foisonnant de cabarets et de bars musicaux jouant des chansons chaabi puis raï, tandis qu’entre la rue Polonceau et la rue Marcadet s’installait une population sub-saharienne écoutant du mbalax ou de la rumba congolaise. On venait dans le quartier pour acheter des CD et des K7 d’artistes produits sur place, dans de nombreux magasins de production et de distribution en dépôt-vente. Avec la mise en ligne des albums sur internet, celles-ci ont presque toutes disparu, même si la mode des K7 revient chez quelques amateurs, un temps après le retour du vinyle.
Un label de référence : Syllart records
Cette enquête commence chez Syllart records, 21 rue Doudeauville, label fondé par Ibrahima Sylla en 1981 pour promouvoir la musique d’Afrique francophone, tout comme José da Silva avait créé Lusafrica rue Ordener pour valoriser la musique africaine lusophone. Syllart est un peu l’équivalent, pour les musiques africaines, des labels mythiques de musiques noires américaines et latines que sont la Motown, la Stax ou la Fania. Son fondateur était d’ailleurs surnommé le « Quincy Jones de la musique africaine ».
« Les activités des labels se sont peu à peu diversifiées dans le tissu, les services et la noix de kola »
« Dans les années 70-80, les immigrations post-décoloniales arrivent à la Goutte-d’Or, analyse Julien Dayan, manager du label Syllart. A l’aube des années 80, l’effondrement des politiques culturelles de la Guinée, du Mali ou du Congo voit le rêve panafricain se réinventer en dehors du continent africain. Le label Syllart contribue à reconquérir cette idée panafricaine avec un catalogue d’Afrique francophone et notamment du Sénégal. Ibrahima Sylla met en valeur Youssou N’Dour, Salif Keita, Ismaël Lô, Tabu Ley Rochereau, Nyboma ou Fally Ipupa. Il rachète des catalogues importants des années 60-70, à une époque où les musiciens étaient fonctionnaires, comme le Bembeya Jazz en Guinée ou le Rail Band au Mali. Ensuite, il a su conserver et dynamiser ce patrimoine en propulsant ses stars sur la scène de la world music, ce qui crée un catalogue très vivant ». Aujourd’hui encore, des musiciens demandent à sampler des artistes édités chez Syllart.
Enseignes « production-distribution »
Lorsqu’Ibrahima Sylla a fondé son label à la Goutte-d’Or au début des années 1980, il n’était pas seul. D’autres labels étaient présents, dont les activités se sont peu à peu diversifiées dans le tissu, le commerce alimentaire et la noix de kola, tout en conservant leurs enseignes « production-distribution » le long des rues Marcadet, Ordener, Doudeauville, des Poissonniers. Au 45 rue Marcadet, Camara Production vendait beaucoup de DVD de musique congolaise. Camara s’est mué en primeur et en coiffeur, même s’il conserve quelques rangées de CD et DVD en vente essentiellement sur le web. De rares magasins ont encore quelques disques en dépôt-vente : Kalitex, 55 rue des Poissonniers, qui vend essentiellement des tissus, juste à côté de Diego Music, au 53, qui écoule peut-être plus d’alcool que de disques. Lampe Fall Productions, au 85 rue Doudeauville, propose désormais des drapeaux et des chichas et Pala-pala Music qui a ouvert il y a cinq ans, juste en face du nouveau 360 Paris Music Factory, s’est reconverti dans le tissu.
Si Bertrand Morin a créé Pala Pala Music en 2015 (Pala pala signifiant joie ou folie en camfranglais, la langue populaire au Cameroun), c’est Aïcha qui tient la boutique rebaptisée Pala Pala Fashion pour habiller les artistes, préparer leurs tenues de scène. Elle confectionne justement une coiffe pour une soirée mandingue. « Depuis 2015, c’est devenu plus compliqué : avec internet on vend moins de CD et on a un peu arrêté le dépôt-vente de disques », précise-t-elle, malgré la présence d’une vitrine de disques à l’accueil. Joint par téléphone, Bertrand Morin acquiesce : « Lorsque j’ai ouvert la boutique, j’avais 300 références. Sachant que je n’allais pas vivre de la vente, j’ai créé un espace pour promouvoir mes activités de producteur de spectacles, afin d’accueillir des conférences de presse pour les sorties d’album ». Aujourd’hui, la boutique vivote avec les quelques CD qu’on lui apporte, souvent des artistes non distribués et mis en vitrine comme chez Camara et Diego Music.
Un nouveau disquaire : Soul Ableta
Si le dépôt-vente de disques a quasiment disparu, fin 2017, un nouveau disquaire s’est implanté à la Goutte-d’Or, Soul Ableta, dans un immeuble neuf mitoyen de Camara production. Comme par un phénomène de vases communicants, il s’est rempli de disques quand Camara s’en vidait. Jaurès, le gérant, propose surtout des vinyles, mais aussi quelques CD et des K7 en dépôt, comme celle de l’ex-trompettiste camerounais de Fela Kuti, Ponpon, qui passe justement par là. La boutique a écoulé une vingtaine de CD de son album Cimetière à Lampedusa enregistré avec les Bikutsi Brotha. Du classique au jazz en passant par l’afro-caraïbe ou l’orientale, le magasin, ouvert sept jours sur sept, se transforme, un dimanche sur deux, en un lieu d’expression culturelle pour promouvoir des livres, des disques ou des films. Jaurès a aussi lancé Radio Barbès, une webradio consacrée à la vie du quartier.
Il existe un témoin privilégié de cette activité révolue de dépôt-vente de disques à la Goutte-d’Or, c’est le producteur Michel Lévy, patron de MLP Music. Avant d’être le manager de Cheb Mami et de lancer les deux premiers disques de raï en France, il était représentant pour Horizon musique et les disques Dounia qui produisaient notamment Oum Kalthoum. Au début des années 80, il faisait sa tournée dans le quartier : « Je venais tous les jeudis, je commençais à 9h chez Sauviat, boulevard de la Chapelle, et je terminais à 20h rue Myrha par MK7. Mais désormais, tout est sur Youtube. » Cette maison Sauviat, tenue depuis cent ans par des Auvergnats peu loquaces, demeure aujourd’hui le seul disquaire de musique arabe à Barbès.
En effet, Michel Levy vient de racheter le catalogue des deux dernières boutiques du quartier : Melodyne et Évasion Souss Music, située 3 rue Caplat, qui vend aujourd’hui des drapeaux, des chichas et fait coiffeur, ainsi que les éditions Cléopâtre. Il vend des K7 et des CD à quelques disquaires de la région parisienne, dont Dizonord ouvert en février 2019 rue André Messager. Il produit aussi Cheb Bilal, un artiste raï algérien très populaire, et de jeunes artistes comme I2S, Moctuss ou Sabaly.
Les cafés arabes d’antan
Avant sa réhabilitation, le quartier fourmillait de bars musicaux et d’artistes. Ainsi, la place de la Goutte-d’Or a été rebaptisée Cheikha Remitti, du nom de cette grande chanteuse qui se produisait dans les cabarets avec une flûte traditionnelle, la gasba, et parfois un tambourin, le târ. On pouvait l’entendre au Béjaïa club, aujourd’hui occupé par un commerce éthiopien au coin du boulevard de la Chapelle et des voies de la Gare de l’Est.
« Barbès était un village qui vivait 24 heures sur 24, avec des maisons closes, Tati comme point central où les familles achetaient des vêtements, avant de déambuler dans le quartier. Il y avait des coiffeurs, des marchands, des cafés, bref, une vraie vie maghrébine », s’enthousiasme Michel Levy. La Goutte-d’Or comptait une vingtaine de magasins ouverts par des producteurs, une dizaine de cafés arabes avec des jukebox et au moins autant de cabarets ouverts le soir, comme la boîte Omar Khayyam du Cadran, au croisement du boulevard Magenta et de la rue du Faubourg Poissonnière, aujourd’hui remplacée par un magasin de mariage.
« A l’époque tous les producteurs et distributeurs de musique se concentraient ici. Ils louaient des studios tout une nuit et demandaient à leurs artistes d’enregistrer une ou deux K7 de six titres, en leur mettant des caisses de bière à disposition. En 1985, Cheb Mami travaillait dans trois cabarets chaque nuit. Il n’y avait pas besoin de visa, les gens venaient et repartaient. Tout ça s’est arrêté avec le 11 septembre 2001, quand il n’a plus été possible pour les chanteurs maghrébins d’avoir un visa de travail aux USA ». Fini le duo Sting et Cheb Mami, avec cette « autocensure médiatique sur la chanson arabe ». Fini aussi le temps où les chanteurs populaires pouvaient avoir plusieurs producteurs, sans contrat, « à la barbessienne ». Des transactions gré à gré qu’on n’imagine plus aujourd’hui, mais dont témoignent encore quelques enseignes défraîchies de « production et distribution ».
La fête de la Goutte-d’Or
Entretien avec Melissa Vicaut, coordinatrice de Goutte d’Or en Fête. Ce festival historique de la Goutte-d’Or rassemble les associations et les habitants du quartier durant trois jours au square Léon.
« La Fête est l’occasion pour les acteurs du quartier de travailler ensemble sur un projet commun. »
En quoi consiste la fête de la Goutte-d’Or et depuis quand existe-t-elle ?
Elle a été organisée la première fois dans les années 1970 autour d’un barbecue convivial, et c’est devenu une institution locale, coordonnée par des dizaines d’associations, à laquelle participent plus de 150 habitants bénévoles. La 35e édition, prévue fin juin, a été repoussée aux 25 et 26 septembre. Des centaines d’habitants viennent profiter, gratuitement, de concerts alliant un subtil mélange des genres, d’une scène ouverte invitant des artistes du quartier, d’ateliers en famille, d’animations ludiques et sportives…
Quelle est la programmation musicale ?
Le groupe de programmation, composé d’associations et d’habitants, cherche toujours des artistes pouvant fédérer au maximum le quartier. L’enjeu est de s’adresser à la fois aux jeunes tournés vers la culture urbaine (rap en particulier) et aux moins jeunes avec une musique traditionnelle et dansante (en général musiques du monde). La fête valorise les pratiques artistiques du quartier, amateurs ou en cours de professionnalisation. Le Festival Rhizomes co-produit un concert (ce fut le cas pour Sidi Wacho, Sofiane Saïdi, Lemma). Selon les années, nous avons aussi des partenariats avec le centre FGO-Barbara (très actif cette année), le festival Paris Hip Hop…
Les habitants et les artistes de la Goutte-d’Or participent-ils au festival ?
Oui, en tant que spectateurs ou en tant que bénévoles, sur des missions variées (animation, accueil, restauration, accueil des artistes, logistique, médiation). C’est l’unique occasion de faire se rencontrer autant de monde sur le quartier. Sans compter l’organisation qui démarre dès le mois de janvier. Plusieurs artistes de la Goutte-d’Or ont participé à la Fête. La scène ouverte met aussi en avant les talents locaux.
Comment le quartier et le festival évoluent-il ?
Depuis plusieurs années, la fête dure trois jours, et certains regrettent le temps où elle durait plus longtemps. Les financements ne sont plus les mêmes, nous avons lancé une campagne de financement participatif pour continuer à faire venir des artistes de qualité sur la grande scène du square Léon. La Fête est l’une des principales occasions où les acteurs du quartier sont amenés à travailler ensemble sur un projet commun.
Les lieux où écouter du son à la Goutte-d’Or
Si on dresse aujourd’hui une cartographie musicale de Barbès, il faut citer quelques institutions. D’abord le festival Goutte d’Or en fête, organisé par l’association Salle Saint-Bruno, qui fédère chaque année les habitants du quartier autour de concerts dans le square Léon (cf. interview). Ensuite, le Centre FGO Barbara propose le festival Magic Barbès avec l’Institut des Cultures d’Islam (ICI) qui promeut la musique traditionnelle africaine, et l’échomusée de la Goutte-d’Or, 21 rue Cavé. Côté rap, la Scred Connexion tient sa boutique au 80 rue Marcadet. Et l’Orchestre National de Barbès (ONB), fondé dans le quartier en 1995, se produit partout dans le monde. Pour illustrer cette richesse, le garage Mu a créé une série de parcours sonores intitulés Barbès Beats, à l’écoute sur l’appli Soundways.
Parmi les intervenants de ces parcours géolocalisés figure Jacky Libaud, un spécialiste de la Goutte-d’Or où il vit depuis depuis 1993 et qu’il fait découvrir grâce à son site baladesauxjardins.fr. Il a vu évoluer les commerces et la population, à l’instar de la pizzeria bobo remplacée par un restaurant somalien de la rue Doudeauville. « Beaucoup d’artistes vivent ou ont vécu à la Goutte-d’Or, à l’image de Gogol premier ou Alain Bashung. Et on croise parfois des musiciens de rue, comme les Baye Fall, une confrérie mystique musulmane sénégalaise de la branche des Mourides, qui se déplacent avec leurs calebasses et de gros colliers autour du cou. Ils sont présents, parfois, rue Ernestine, et ont été accueillis lors d’un événement à l’Institut des cultures d’Islam ».
La rue Léon est l’axe musical par excellence, avec ses nombreux cafés-concerts, depuis le 360, face au square Léon, jusqu’au 34, au coin de la rue d’Oran. On y croise successivement Les trois frères qui possède une salle à l’arrière, l’Olympic Café avec son grand espace en sous-sol, l’ICI, dont l’auditorium accueille parfois des concerts, le Lavoir Moderne Parisien (LMP), ce théâtre occupant un ancien lavoir décrit dans L’Assommoir, L’Omadis, si éclectique.
On n’oubliera pas La Goutte rouge, 19 rue Polonceau et le Garage MU, un local au croisement de la rue d’Oran et de la rue Léon, occupé depuis 15 ans par le collectif MU – aujourd’hui installé dans l’ancienne gare des mines de la porte d’Aubervilliers. Thomas Carteron, responsable communication du Garage MU, se souvient de la soirée Magic Barbès accueillie là en 2015, pour le lancement de Barbès Beats. Aujourd’hui, précise-t-il, l’Omadis « est une terre d’accueil pour l’équipe de la Station : on peut mettre de la musique et c’est le point de ralliement de pas mal de gens issus des réseaux LGBT, du milieu punk et du quartier ».
L’histoire de la Goutte-d’Or
Le nom de Goutte-d’Or reste mystérieux. On sait seulement qu’il existait une maison à l’enseigne d’une Goutte d’Or, près de la barrière des Poissonniers, à la fin du 18e siècle. Le hameau de la Goutte d’Or se réduit alors à quelques bâtiments au milieu de terrains agricoles, derrière l’enceinte des fermiers généraux, aux confins des villages de la Chapelle et Montmartre et de la ville de Paris. Ces terrains sont achetés par des investisseurs privés qui ouvrent des rues et créent des lotissements. Puis des usines se construisent, avec la proximité de la voie ferrée du Nord, comme en 1836 celle des machines à vapeur Pauwels. Le village de la Chapelle devient ainsi une ville industrielle comptant 44000 habitants en 1860, où des ouvriers venus du Nord et de l’Est de la France s’installent dans des immeubles et des hôtels meublés. Lorsqu’en 1860 Paris s’agrandit et englobe les faubourgs, le boulevard Barbès est aménagé par Haussmann. On trouve un écho romancé de cette histoire dans L’Assommoir de Zola, à travers l’itinéraire de Gervaise, venue d’Aix-en-Provence, qui épousera un ouvrier couvreur du quartier et ouvrira sa blanchisserie rue de la Goutte-d’Or.
Bravo! Vos articles sont très intéressants et donnent envie de découvrir les lieux. J’ai fait la balade avec Jacky Lebaud à la Goutte d’Or, un grand connaisseur et amoureux du 18ième.
Pour le 6B à Saint Denis je voulais vous dire qu’il ne s’agit plus d’un squat. Les locaux sont loués aux artistes et la survie de ce lieu semble assurée.
Merci pour votre double commentaire. Jacky Libaud est en effet un excellent guide, ainsi qu’un très grand connaisseur de l’histoire et de la géographie de la Goutte-d’Or…