Montmartre a toujours attiré des provinciaux désireux de faire partie du rêve. Comme Alphonse Allais de Honfleur, Roland Dorgelès d’Amiens, ou Francis Carco de Nice, le Lyonnais Alain Coquard, président de la République de Montmartre, parisien depuis 38 ans, n’y vit que depuis une vingtaine d’années. Et encore, il habite à la Chapelle. On le retrouve à la Bonne franquette, de retour de Lyon où il représentait Montmartre lors des vendanges de la République des Canuts, dont il est d’ailleurs à l’origine. S’il porte une écharpe rouge, il n’a pas endossé la grande tenue de la République, celle d’Aristide Bruant immortalisée par Toulouse Lautrec : macfarlane, foulard rouge et chapeau Bolivar. Le célèbre chansonnier avait fait ses débuts au cabaret du Lapin Agile, initialement orthographié « Lapin à Gill » puisqu’André Gill en posa la plaque ornée d’un lapin sautant d’une casserole. C’était le lieu fédérateur du Montmartre d’alors pour ces artistes « divisés en petits clans qui ne pouvaient se souffrir », écrit Dorgelès*, grand témoin de l’époque. « Les révolutionnaires du Bateau Lavoir déjeunaient aux Enfants de la Butte, les traditionalistes chez Bouscarat, place du Tertre. (…) Pourtant il existait un cabaret où, le soir venu, ces frères ennemis se retrouvaient en terrain neutre, moins pour boire que pour brailler : le Lapin Agile » Le Lapin est aujourd’hui tenu par Vincent Thomas, ministre de la jeunesse de la République de Montmartre, et dont le père, Yves Mathieu, continue à chanter à 90 printemps.
Qu’est-ce donc que cette République imaginaire ? On pense aussitôt à d’autres empires plus ou moins fantaisistes, comme la République du Saugeais à la frontière franco-suisse, la République Libre du Frioul au large de Marseille, univers des possibles et de l’apéro, ou la Présipauté du Groland, dont l’ambassade est à la Pomponnette, 42 rue Lepic. Voici une république « pour rire », avec ses ministres, ses citoyens, son folklore, ses costumes à la Bruant ou ceux des P’tits poulbots qui jouent du tambour en tenue d’infanterie. Sans oublier son slogan : « faire le bien dans la joie ».
Contre le tango, le cubisme et le jazz
La République de Montmartre a un côté vieille France, à lire les statuts reproduits dans le livre que lui ont consacré Jean-Claude Gouvernon et Martine Clément**. En 1920, Joe Bridge écrit un manifeste à la taverne de Paris, aujourd’hui disparue, devant un groupe d’amis et sympathisants, dont les dessinateurs Adolphe Willette, Jean-Louis Forain, Maurice Neumont, Jules Depaquit, ou Francisque Poulbot : « Mesdames et messieurs, en gens d’esprit que vous êtes, n’avez-vous pas remarqué que nous tournons, depuis de bien vilaines semaines, dans le malodorant tourbillon d’un panmuflisme général ? Nous ne sommes plus chez nous ! Et la butte n’est plus la Butte ! On nous en met à la porte un peu tous les jours. Ça a commencé avec le tango, ça continue avec le cubisme et ça s’aggrave avec le jazz-band. La vase de la grande vague de fond qui a déferlé sur le monde remonte à la surface du flot et nous empoisonne littéralement ». En 1921, la République est proclamée.
Il est amusant de se rappeler que le Montmartre du Bateau-Lavoir où peignaient Picasso, Modigliani, Van Dongen, le Montmartre de Francis Carco et de Max Jacob n’est pas celui de la République qui rejette le tango, le jazz, le cubisme. Au départ, celle-ci promeut un esprit de village un brin étriqué mais qui fait son charme, « clochemerlesque » dirait son président, qui se veut un rempart contre le modernisme. De toutes façons, au tournant de la Première Guerre, l’avant-garde a quitté Montmartre et le Bateau Lavoir pour Montparnasse et la Ruche, empruntant la nouvelle ligne de métro baptisée nord-sud, comme en témoigne la brasserie éponyme de la place Jules Joffrin.
Cabarets, guinguettes et canulars
C’est une tradition cabaretière, plus populaire et moins intellectuelle que portent Wilette, Forain, Poulbot et consorts, un culte de la guinguette, du gag et de la chanson, agrémenté d’un zeste de l’esprit de la Revue du Chat Noir, dont Alphonse Allais était rédacteur en chef. Ces dîners-spectacles et ces goguettes sont héritées des sociétés du caveau où des notables se retrouvaient lors d’un repas clôt par des chansons et des déclamations poétiques. C’est aussi l’époque des chanteurs populaires comme Jehan Rictus, qui chante en argot ses Soliloques du Pauvre et débute au cabaret des Quat’z’arts, près du Moulin Rouge. Son premier succès, en 1895, est conté par Dorgelès : il se fait remarquer en introduisant sa chanson par un simple « merde ! », à l’époque où ça ne se disait pas, avant de blasphémer Victor Hugo devant le poète parnassien Catulle Mendès, outré. Un an plus tard, un autre chansonnier triomphe aux Quat’z’arts, Lucien Boyer, l’auteur de « Monte là-dessus » qui deviendra en 1923 l’hymne de la République montmartroise. Lucien Boyer qui chante également « Viens voir mon ragoût », avec des onomatopées rappelant les performances d’un autre grand artiste de l’époque, le pétomane qui chaque soir remplit un hall en forme d’éléphant installé dans le jardin du Moulin rouge. Aujourd’hui, la République a ses artistes montmartrois, comme Alain Turban qui s’est produit en 2013 l’Olympia avec « La légende de Montmartre ».
Un célèbre canular illustre l’esprit de lutte contre l’art moderne, justement fomenté par Dorgelès, pourtant ami de Picasso : l’idée est de mystifier la critique éprise des avant-gardes en faisant peindre une toile par un âne. Attribuée à Joachim-Raphaël Boronali (l’anagramme d’Aliboron, l’âne de La Fontaine), cette huile sur toile est réalisée en 1910 par l’âne Lolo devant le Lapin Agile, sous constat d’huissier, à partir d’un horizon bicolore. Intitulée Et le soleil s’endormit sur l’Adriatique, elle est censée donner naissance à un nouveau mouvement : l’Excessivisme. La critique l’acclame et elle est acceptée au salon des Indépendants ! En hommage à ce canular, la République de Montmartre réalise 100 ans plus tard une nouvelle performance au même endroit : cette fois c’est l’âne Marmot qui poursuit l’œuvre de Lolo en peignant avec sa queue la suite du célèbre tableau, toujours sous constat d’huissier. Née à la même époque que la République de Montmartre, la Commune libre de Montmartre évolue parallèlement, dans une veine plus absurde et communarde, perpétuant la tradition du canular allaisien sous la figure tutélaire est Jules Depaquit.
Aider les enfants pauvres
L’esprit de la République de Montmartre se loge sans doute ailleurs que dans les arts : c’est l’idée d’entraide que lui insuffla l’affichiste Francisque Poulbot, lequel n’en fut jamais président. C’est lui qui ouvrit en 1923 un dispensaire pour venir en aide aux enfants nécessiteux de Montmartre, gamins de la butte immortalisés dans ses affiches et qui finiront par porter son propre nom. À l’époque, la colline est un maquis recouvert de petits baraquements. Si la misère a déserté la butte, la République finance aujourd’hui plusieurs associations qui aident les mômes du 18e.
Mais on est ici dans le haut Montmartre, à quelques mètres de la place du Tertre, au coin de la rue Saint-Rustique. Cette rue qui, nous dit le président, est la plus haute rue de Paris (bien que le cimetière de l’église Saint-Pierre soit au-dessus). Il cite aussi l’appartement le plus haut de Montmartre, au 19 rue du Mont Cenis, un immeuble de six étages en face du château d’eau. Ce territoire limité par le funiculaire, le Moulin de la Galette et le Cimetière Saint-Vincent était aussi celui de Dorgelès** : « Un chemin de fer sans but, un bal et un cimetière : ces frontières symboliques exprimaient notre destin ». Plus qu’un territoire, c’est un horizon poétique.
* Bouquet de Bohème, Albin Michel, 1947.
** En avant la République de Montmartre ! Une belle histoire de 1920 à nos jours, 2017.
La bonne franquette
C’est l’une des enseignes les plus célèbres de Montmartre, mais aussi le siège officiel de sa République.
A l’image du Consulat son voisin, La Bonne franquette fait partie de ces lieux très pris en photo et qu’on dit aujourd’hui instagrammables. C’est dans le jardin du fond, jadis ouvert, que Van Gogh a peint son célèbre tableau La Guinguette. Après avoir été successivement le Ranch et le Billard en bois, le restaurant s’appelle depuis 1925 la Bonne franquette. Très régulièrement y sont accueillies les manifestations de la République de Montmartre : les P’tits Poulbots jouent alors du tambour à l’entrée et accueillent les invités. Le discours du président précède le banquet où sont conviés les députés et les citoyens montmartrois. 160 couverts sont alors dressés entre le jardin et la salle du fond, comme le 14 octobre prochain pour les vendanges.
Ce n’est pas un hasard si La Bonne franquette est le siège de la République de Montmartre, comme en témoigne la plaque posée il y a trois ans à son entrée. Elle est située presque au sommet de la butte, à deux pas de la place du Tertre dont les jeunes serveurs, Jules, Blanche, Kevin ou Adama s’accordent à dire que l’ambiance y est très différente. Dans ce lieu historique fréquenté à 70 % par des touristes et à 30 % des Parisiens, disent-ils, on respecte le client. Les produits sont de qualité et on sert une bonne cuisine traditionnelle. Ils travaillent dans une ambiance agréable, sous la houlette du patron Patrick Fracheboud et son fils Luc, ministre de la musique la République de Montmartre. On y rencontre aussi Dominique, 40 ans de maison, qui s’entretient joyeusement avec Alain Coquard. Tous évoquent une figure mythique du lieu, sa mascotte : Monsieur Raymond, 87 ans, qui racole les clients en échange de deux bouteilles de vin, d’un repas et d’une assiette de fromage. Toujours tiré à quatre épingles, nœud papillon et chemise Charvet, Monsieur Raymond a la tchatche et un savoir encyclopédique sur l’histoire de la butte, lui qui a longtemps vécu rue Lepic. « On n’est pas que des serveurs, on est aussi des acteurs », précise Dominique.
Patrick Fracheboud gère le restaurant depuis 1980. S’il a grandi dans le 12e, il vit aujourd’hui du côté de la rue Blanche et travaillait au Moulin Rouge dans les années 70, une époque dont il garde un souvenir ému. Il a vu monter la revue Féérie, toujours à l’affiche, et se souvient du chorégraphe de Michael Jackson qui coachait les danseuses. La nuit de Pigalle d’il y a trente ou quarante ans, entre Chez Michou, Chez Moune et le cabaret de Madame Arthur, lui paraissait autrement plus vivante que celle d’aujourd’hui.
Le 24 juin, lors de la Saint-Jean, les P’tits poulbots viennent de la Trinité jusqu’à Saint-Pierre de Montmartre. Chaque dimanche, deux enfants défavorisés des quartiers environnants sont accueillis à déjeuner à La bonne franquette, comme dans quelques autres restaurants du coin. Avant, il y avait des spectacles tous les soirs, dans un esprit cabaret : french cancan, chanteuse et mime. Aujourd’hui, on peut y écouter Dany, le pianiste, ou Charlie, le guitariste qui occupe la terrasse. Et aussi Dora Carbonnel, une figure du quartier qui a longtemps chanté aux Noctambules, place Pigalle, comme feu Pierre Carré.
La Bonne franquette, ouvert tous les jours de midi à minuit
18 rue Saint-Rustique
01 42 52 02 42
0 commentaires