Tentative de description d’une balade situationniste
Samedi 26 janvier 2019, les Promenades urbaines proposaient un parcours d’inspiration situationniste le long du Canal Saint-Denis, qui reprenait un itinéraire souvent emprunté par Guy Debord et ses amis.
Publié le 24 février 2019
Qu’est-ce qu’une balade situationniste ? Pour commencer il faudrait déjà se demander ce qu’est le situationnisme. Et, selon l’avis même de l’organisatrice de la balade, Anne-Marie Morice, cela demande un travail préalable.
Balade ou dérive ?
Le 26 janvier 2019 une balade – ou une dérive, là est la question -, était proposée par les Promenades urbaines, un collectif majeur de l’exploration francilienne, créé par Yves Clerget, chef du service de l’architecture, de la ville et du design au Centre Pompidou, et les Conseils d’Architecture d’Urbanisme et de l’Environnement d’Île-de-France. Elle était animée par Anne-Marie Morice, critique d’art et fondatrice du site Transverse, avec Jacques Deval, architecte de paysage et Silvère Rosenberg, adjoint au maire d’Aubervilliers, en présence de Natacha Lillo, Catherine Tricot, Marie-Émilie Porrone, Jean-Paul Gazeau, « intervenant expert en territoire fluviatile », Gaëtane Lamarche-Vadel et Catherine Viollet. Intitulée « Vivre de paysage en territoire situationniste », cette promenade suivait l’itinéraire d’une dérive opérée dans les années 50 par Guy Debord et ses amis. Il s’agissait de marcher le long du canal Saint-Denis depuis sa naissance au Bassin de la Villette, en passant par les magasins généraux reconfigurés d’Aubervilliers et le centre commercial le Millénaire à moitié circonscrit, ironie du sort, par une « allée Guy Debord ». La plus grande partie de l’itinéraire couvrait la commune d’Aubervilliers, jusqu’à un secteur de la Plaine Saint-Denis en totale reconfiguration, où un déjeuner était prévu dans une auberge populaire espagnole déjà évoquée par Debord dans les années 50.
Cette dérive fluviatile, selon un adjectif goûté par les situationnistes, appartenait à un cycle de neuf promenades qui traversent des villes de proche et moyenne banlieue répondant à l’appellation d’« alerte paysage », concept proposé par Jacques Deval en vue de penser l’environnement et la reconfiguration urbaine. C’était donc la métropole parisienne en mutation, telle qu’elle est transformée aujourd’hui par les projets du Grand Paris, qu’il s’agissait de traverser, pour en saisir les enjeux et les évolutions possibles. Ainsi, la promenade nous faisait passer à côté d’une des 450 tours d’aération du Grand Paris Express, cette voie ferrée souterraine de 200 km semée de 68 gares.
Les situationnistes
Les situationnistes forment un groupe d’avant-garde né de la réunion de la psychogéographie et des lettristes, et qui a beaucoup à voir avec un autre groupe d’avant-garde : le surréalisme, lui-même libéré de l’influence dadaïste. De nombreux points communs lient d’ailleurs les figures de Breton et Debord, bien que ce dernier s’en défende. A commencer par un commun style pontifiant et académique. Dans ses textes théoriques, on croit souvent reconnaître le style du Manifeste du surréalisme : même syntaxe rigoureuse & mêmes formules doctorales du style « il n’est pas douteux », « tout porte à croire ».
Les situationnistes explorent l’univers de la dérive dans Les lèvres nues, revue belge où Guy Debord fait paraître sa Théorie de la dérive dont voici la première phrase :
« Entre les divers procédés situationnistes, la dérive se définit comme une technique du passage hâtif à travers des ambiances variées. Le concept de dérive est indissolublement lié à la reconnaissance des faits de nature psychogéographique et à l’affirmation d’un comportement ludique constructif, ce qui l’oppose en tous points aux notions classiques de voyage et de promenades. »
Voici d’emblée posé un paradoxe insoluble : comment dériver lorsqu’on suit une promenade organisée ? Quelle est la part de liberté dans l’itinéraire d’un groupe qui est non seulement défini par le trajet qu’ont pu en faire les situationnistes, mais aussi dirigé par des personnes qui lisent des extraits de texte et donnent à voir des lieux ? Sommes-nous libres de nos mouvements ? Au moins, on peut quitter le groupe pour ensuite le retrouver, comme feront quelques participants.
Cartes sensibles
La notion de psychogéographie peut être rendue visible par des cartes sensibles, notion aujourd’hui à la mode, et dont la première occurrence est sans doute celle de madame de Scudéry dans son roman Clélia. Guy Debord a ainsi conçu des cartes de Paris où les lieux sont représentés tels qu’ils lui apparaissent à l’esprit. Le résultat est censé dévoiler des flux affectifs.
A la différence des surréalistes, les situationnistes avaient des idées arrêtées sur ce que devait être l’environnement urbain et écrivaient des Projets embellissement rationnels de la Ville de Paris. Ils proposaient de supprimer les saints – ainsi cette dérive suit-elle le canal Denis et non le canal Saint-Denis – et se débarrasser des églises, des cimetières, ou encore d’ouvrir les prisons. Ils faisaient aussi des récits de leurs dérives, comme dans ce « relevé d’ambiance urbaine au moyen de la dérive », retranscription de la dérive faite le 6 mars 1956 par Debord et Wolman, réalisateur de l’Anticoncept, également paru dans Les Lèvres nues. Partis des Jardins Saint-Paul à 10h du matin, les deux amis aboutissent à notre point d’arrivée : La Taverne des révoltés, à la pointe la plus occidentale d’Aubervilliers, en lisière de Saint-Denis. Nous y mangerons une excellente feijoada, entouré de grands chantiers au nord du futur Campus Condorcet, premier centre universitaire d’Europe dédié aux sciences sociales.
Il y a dans ce « relevé d’ambiances urbaines » une dimension un peu surréaliste : entre le marais et Saint-Denis, Debord et Wolman passent par le 19e et déclarent la rotonde de Ledoux « plaque tournante psychogéographique ». Dans le 11e, au 160 de la rue Oberkampf, seule la « Charcuterie-Comestibles A. Breton », sans doute une référence ironique au Pape du surréalisme. Aujourd’hui c’est devenu le restaurant turc « Branche d’olive », entre une boulangerie et une piscine fitness.
Héritage situationniste
Si la plupart des groupes qui proposent d’explorer la grande banlieue – A travers Paris, les Promenades urbaines, le Sentier métropolitain du Grand Paris – revendiquent l’héritage de Guy Debord, aucun ne mentionne les surréalistes. Or la première dérive identifiée comme telle est sans doute celle faite sans boussole par trois surréalistes dans une forêt aux environs de Blois en 1923.
Debord y fait d’ailleurs allusion dans sa Théorie de la dérive :
« Une insuffisante défiance à l’égard du hasard, et de son emploi idéologique toujours réactionnaire, condamnait à un échec morne la célèbre déambulation sans but tentée en 1923 par quatre surréalistes à partir d’une ville tirée au sort : l’errance en rase campagne est évidemment déprimante, et les interventions du hasard y sont plus pauvres que jamais. »
Une errance un peu infructueuse, certes, mais fondatrice, et à laquelle on ne peut réduire l’entreprise des surréalistes qui exploraient les cimetières, les passages, les parcs, à la quête de ce que Breton nomme le vent de l’éventuel. Debord nie la valeur de ce hasard objectif révélant l’inconscient de la ville et que figurent ces vitrines abandonnées à la lumière de l’insolite. Celles-là même qu’Aragon déchiffre dans le passage de l’Opéra en voie de démolition, au fil de l’une des proses du Paysan de Paris. Et pourtant, ces petites promenades presque improvisées sont reprises à leur compte par les situationnistes sous le vocable de « “rendez-vous possible” : « Le sujet est prié de se rendre seul à une heure qui est précisée dans un endroit qu’on lui fixe. »
Déroulement de la balade
« La durée moyenne d’une dérive est la journée considérée dans l’intervalle de temps compris entre deux périodes de sommeil », explique Debord. La nôtre sera plus courte. A peine la balade commencée, un long trajet pédestre interrompu par quatre ou cinq stations d’une dizaine de minutes permettant à Anne-Marie Morice, Jacques Deval ou Silvère Rosenberg de livrer leurs explications, les marcheurs se voient remettre une carte ancienne d’Aubervilliers, où les propriétés de la Commune sont en rouge, un plan actuel du nord-est de Paris, ainsi que la photocopie du « relevé d’ambiance urbaine au moyen de la dérive ».
La promenade débute très précisément sous le pont de la Petite Ceinture ferroviaire qui franchit le canal à l’endroit d’un lieu mythique : le château tremblant dont parle Prévert dans ses poèmes et qu’il a filmé avec son frère Pierre, dans Femmes de Paris, une quête qui reprend le mythe de la passante. Le surréalisme ainsi passé sous silence, c’est par le refoulé qu’il revient. On ne saurait pas oublier le hasard objectif de la ville, de même qu’on ne peut faire table rase du passé
La balade offre des points de vue très divers au croisement du canal de l’Ourcq et du canal Saint-Denis, face à la Cité des Sciences. A commencer par ces entrepôts réaménagés où se trouve un bras mort du canal évoqué par Jean-Paul Clébert dans Paris Insolite : « Vu du haut du quai de la Gironde qui passe au-dessus, on a la curieuse impression d’un fragment de Venise morte et stoppée par le temps. Sous la voûte architecturée tombe en ruine une vieille locomotive d’avant 14, rouillée et ridicule. »
Suivant le canal, « pente psychogéographique fluviatile », nous passons successivement sous la voie ferrée, le boulevard Macdonald et le périphérique. On longe les magasins généraux transformés en centre commercial puis en parc d’affaires, avec cette fameuse allée Guy Debord, ironiquement tracée en face du Millénaire. On passe sous le pont de l’avenue Victor-Hugo et on découvre un espace remodelé par l’émergence d’un puits d’aération du Grand Paris Express. Arrivés au pont du Landy, nous rejoignons la rive droite du canal où s’étend un secteur totalement reconfiguré par les travaux, au nord de la Plaine Saint-Denis – l’une de ces zones propices au vague à l’âme pour qui cherche à y déceler les rares traces d’un passé qu’on efface.
A certains égards, cette promenade fluviatile ressemblait à une balade classique, à ceci près qu’il y avait autant de locuteurs que d’auditeurs. Alors pour mieux comprendre, un jour, de quoi le situationnisme retourne, continuons à explorer le concept et à dériver sur le territoire.
Monsieur, merci pour votre commentaire, j’ajoute en effet dès maintenant à cet article la mention de Jean-Paul Gazeau qui était effectivement présent lors de cette « promenade – alerte Paysage ». Quant aux fautes d’orthographe, il faut bien sûr les corriger…
à Julien Barret, quel beau travail, votre « tentative de description d’une promenade-alerte »Paysage » en territoire situationniste » est riche en textes bien campés, en photographies très expressives et bien dans le caractère du Genuis Locci et en son (il va falloir que je travaille moi-même mon discours après cette toute première du cycle LES.PERLES-LPU/DRAC.
Il serait bon de mentionner Jean-Paul Gazeau notre intervenant expert en territoire fluviatile.
Je souhaiterais l’envoyer aux intervenant.e.s et récolter leurs remarques et quelques corrections de forme ou d’orthographe de noms propre et que je joindrais aux miennes.
Dites -moi si cela vous semble possible techniquement?
Je serais heureux que vous veniez le jeudi 14 mars pour notre prochaine alerte »Paysage »: traversée « terrestre » du projet de Forêt urbaine du Grand Paris sur le Plateau de Pierrelaye (voir notre site Les-promenades-urbaines)
Bien à vous, Jacques Deval