Le Paris médiéval de la tour Jean-sans-Peur
En plus d’être l’unique vestige de l’hôtel des ducs de Bourgogne, la tour Jean-Sans-Peur inclut dans ses murs un bastion préservé de l’enceinte de Philippe Auguste. Visible depuis la rue Etienne-Marcel, elle témoigne de l’architecture médiévale parisienne grâce à un parcours historique et accueille des expositions temporaires. Sa visite s’impose à tous les curieux d’histoire urbaine.
Publié le 21 octobre 2023
La tour Jean-sans-Peur est à la fois bien identifiable et très discrète. Au cœur de Paris, elle s’intègre dans la passante rue Etienne-Marcel, dont le percement en 1868 en a dégagé la vue. Bien droite sur sa base, haute et digne, elle a quelques titres à revendiquer. C’est d’abord la plus ancienne tour civile d’habitation à Paris, puisqu’elle appartenait au prince valois Jean sans Peur, le fils de Philippe le Hardi. Elle est fondue dans l’architecture urbaine, collée à une école publique et adossée à l’enceinte de Philippe Auguste.
Un peu d’histoire médiévale
Jean sans Peur, c’est d’abord un surnom singulier, acquis de son vivant par Jean Ier de Bourgogne (1371-1419), lorsqu’il est amené à réprimer violemment une révolte de rebelles liégeois, en 1408, peu de temps avant sa prise de pouvoir sur le royaume de France. Ensuite, c’est un profil chafouin que représente bien le tableau de Jean Malouel. Enfin, c’est la tour qu’il a fait édifier entre 1409 et 1411 dans l’hôtel d’Artois, héritage de sa famille maternelle.
Prince de la maison capétienne de Valois, Jean est le cousin du roi Charles VI, atteint par des crises de folie depuis 1392, et qui choisit comme régent son frère Louis d’Orléans. Mis à l’écart, Jean sans Peur fait assassiner son rival et cousin en 1407 dans le Marais. En faisant savoir ce meurtre, il plonge le royaume de France dans la guerre civile entre les Armagnacs, nom donné aux partisans de la famille d’Orléans, et les Bourguignons, alliés au duc Jean. Ces troubles contribuent à relancer la guerre de Cent Ans, puisque le nouveau roi d’Angleterre, Henri V, saisit l’occasion de cette discorde pour reprendre les hostilités et revendiquer la couronne de France. En 1419, alors qu’il tente une réconciliation avec les Armagnacs en vue de parer l’offensive anglaise sur le pont de Montereau, Jean sans Peur est à son tour assassiné en présence du dauphin, le futur Charles VII.
Il faut donc resituer cette tour non seulement dans une histoire, celle d’un royaume de France qui tremble sur ses fondations, pendant la guerre de Cent Ans. Mais aussi dans une géographie, car la tour est appuyée contre l’extérieur de l’enceinte de Philippe-Auguste, érigée vers 1190 et protégée par le second rempart de Charles V, bâti à partir de 1356. Si la tour Jean-sans-Peur épouse aujourd’hui la ligne des immeubles haussmanniens de la rue Etienne-Marcel, à une vingtaine de mètres de hauteur, elle dominait à l’époque les maisons environnantes, deux fois plus petites. Cette hauteur est censée incarner la grandeur, la puissance de son commanditaire, tandis que sa munificence éclate au plafond orné de motifs arborés qui symbolisent la lignée de Jean sans Peur : un chêne sculpté pour son père Philippe le Hardi, de l’aubépine pour sa mère Marguerite de Male, et des lianes de houblon pour lui-même, mis en valeur en tant que fils aîné et successeur de Philippe le Hardi.
La tour est le seul vestige d’un espace beaucoup plus grand, un palais de forme rectangulaire qui s’étendait sur un hectare (10 000 mètres carrés) figuré d’est en ouest par la rue Saint-Denis et la rue Montorgueil, et du nord au sud par la rue Tiquetonne et la rue Mauconseil. On le découvre sur le plan de la Gouache datant de 1535, cliché reproduit à partir de négatifs sauvegardés, morceau par morceau, alors que le plan d’origine a été détruit durant l’incendie du l’hôtel de ville sous la Commune en 1871. Ainsi apparaît dans sa continuité ce grand hôtel installé de part et d’autre de l’enceinte de Philippe Auguste, sur laquelle s’appuie la tour Jean-sans-Peur. A la fin du Moyen Âge, ce rempart était d’ailleurs utilisé comme point de passage sécurisé entre les résidences aristocratiques.
Un escalier remarquable, la grande vis
Tout commence en 1270 quand Robert d’Artois achète une demeure à la pointe Eustache qui, cent ans plus tard, à la faveur d’une union familiale, sera transmise en héritage aux ducs de Bourgogne. Entre 1409 et 1411, Jean sans Peur embellit son hôtel parisien et fait construire de nouveaux bâtiments desservis par une splendide tour d’escalier. Lui succèdent Philippe le Bon et Charles le Téméraire qui décède à Nancy en 1477. Louis XI, son ennemi, récupère l’hôtel qui tombe dans l’escarcelle royale. Entre 1543 et 1548, François 1er décide de vendre en plusieurs lots la grande demeure. Un de ces lots, du côté de la rue Mauconseil, abritera par la suite la troupe des Comédiens de l’hôtel de Bourgogne qui fera concurrence à la troupe de Molière. C’est là que se déroule le premier acte de Cyrano de Bergerac.
Après la vente de l’hôtel, la tour Jean-sans-Peur survit grâce à son grand escalier. Celui-ci, appelé « grande vis », très moderne pour la fin du Moyen Age, prend modèle sur celui disparu du Louvre de Charles V et celui toujours visible du château de Vincennes. Distribuant à l’origine le grand corps d’hôtel construit en même temps que la tour, l’escalier a desservi un nouveau bâtiment aux 17e et 18e siècles, lui-même appuyé sur les fondations de l’aile médiévale disparue dont elle réemploie certaines parties.
Redécouverte après le percement de la rue Etienne-Marcel, la tour Jean-sans-Peur et le corps d’hôtel ont été repris par la Ville de Paris. Si la tour a pu être classée Monument Historique en 1884, il n’en a pas été de même du corps d’hôtel détruit pour laisser place à une école construite en 1878.
L’école polyvalente Etienne Marcel s’appuie toujours sur les fondations de l’ancienne aile d’origine. Elle a été construite en miroir de la tour par l’architecte Charles Huillard, passionné par le bâtiment médiéval, qui souhaitait créer un rapport harmonieux entre la tour et l’école. De façon comparable et environ 20 ans plus tôt, Jacques Hittorf avait érigé la façade de la mairie du premier arrondissement symétriquement à celle de Saint-Germain-l’Auxerrois.
Un parcours historique
Le visiteur emprunte la « grande vis » à la découverte des cinq étages, depuis les galeries du sous-sol jusqu’à la chambre où Jean sans Peur recevait quelques rares visiteurs, passé l’arbre sculpté de la voûte.
Cet appartement est situé au sommet de la tour, après un parcours ascensionnel qui symbolise sa hauteur. C’est un lieu d’apparat placé sous haute sécurité, accessible par un petit escalier à vis faisant suite à la grande vis, qui permet de filtrer l’accès. Lorsqu’on arrive dans cette luxueuse pièce tapissée aux vitraux lumineux, Jean sans Peur est représenté sur sa chaire recevant en petit comité, avec sa houppelande brodée de ses emblèmes, une branche de houblon et un rabot pour limer l’arme de son rival. Cette “étude” – car c’est aussi un lieu du travail – est dotée de tout le confort et notamment de latrines « de luxe » parmi les plus anciennes de Paris, installées derrière la cheminée pour être chauffées et doublées par un conduit d’aération. C’est sans doute la deuxième découverte la plus étonnante de la visite, après la voûte de la grande vis, joyau de ce monument médiéval unique en son genre.
La visite se poursuit jusqu’aux combles, dont la charpente a été restaurée en 1991 sans prise en compte de possibles ouvertures, ce qui aurait permis d’avoir une très belle vue sur le quartier. Cette pièce présente la vie quotidienne dans les palais à l’époque de Jean sans Peur, ainsi que la reconstitution des vêtements portés par les ducs de Bourgogne. Elle suscite beaucoup d’intérêt de la part des visiteurs, avec un parcours ponctué de mannequins en costumes d’époque.
Une exposition sur l’école au Moyen Age
Au rez-de-chaussée et au sous-sol sont accueillies des expositions temporaires évoquant l’histoire de Paris, comme actuellement sur la tour Saint-Jacques et l’école au Moyen Age. Ce sont des expositions itinérantes, qui voyagent de monuments en musées. Il y a trois ans, au château de Bouillon en Belgique, j’avais d’ailleurs eu l’occasion de découvrir celle sur l’école médiévale, visible jusqu’au 15 septembre 2024 à la tour Jean-sans-Peur.
Il y est question de l’alphabétisation et de l’enseignement par les moines, des cours de théologie, du sens de la discipline, des calculi (ces cailloux avec lesquels on apprenait alors à compter), ou de la férule avec laquelle le maître corrigeait les élèves. Sauf quand ce sont les élèves eux-mêmes qui battent un mauvais maître, comme le montre une image surprenante, témoignant de la richesse iconographique du parcours. L’exposition évoque aussi la naissance des universités européennes, comme la Sorbonne au 12e siècle, après les universités de Bologne et d’Oxford.
Aujourd’hui il ne reste que quelques vestiges du Paris médiéval civil : le cellier de la maison d’Ourscamp, 44 rue François-Miron, qui abrite l’association Paris historique, la maison de Nicolas Flamel, 49 rue de Montmorency, l’hôtel des abbés de Cluny et son musée du Moyen Age, la Conciergerie, la façade de l’hôtel de Clisson, au 58 rue des Archives, l’hôtel de la Reine Blanche, rue des Gobelins, l’hôtel de Sens qui accueille la bibliothèque Forney. Et, bien sûr, vous vous en doutez : la tour Jean-sans-Peur qui peut se targuer de conserver l’une des plus beaux escaliers médiévaux dans Paris.
Entretien avec Agnès Lavoye, chargée des publics et de la communication
Dans quelles circonstances ce monument historique a-t-il été ouvert au public ?
La tour a été ouverte au public en 1999 sous forme associative, sur l’impulsion du directeur actuel Rémi Rivière. Le monument a été mis en valeur grâce à une muséographie, conçue avec des médiévistes et permettant au visiteur de découvrir les lieux de façon claire et pédagogique, avec une thématique par salle portant non seulement sur l’histoire de la tour Jean-sans-Peur, mais aussi sur le contexte historique, l’architecture, la vie quotidienne à la fin du Moyen Âge ou encore le Paris médiéval.
Comment les expositions temporaires sont-elles conçues ?
Elle sont préparées par l’équipe de la tour Jean-sans-Peur sous la direction d’un commissaire scientifique, notamment Danièle Alexandre-Bidon, historienne à l’EHESS. L’idée n’est pas de présenter des manuscrits originaux mais de permettre au visiteur de s’immerger dans le quotidien médiéval à travers des détails d’enluminures et un texte à la fois pédagogique et précis.
A quels types de publics sont-elles destinées ?
Nous sommes spécialisés sur la vie quotidienne à la fin du Moyen Âge, avec 17 expositions conçues jusqu’à ce jour et qui peuvent être diffusées partout. Cette thématique a l’avantage de parler à tous les visiteurs par son aspect très concret. Elle intéresse les enfants comme les adultes, les visiteurs étrangers, mais aussi les personnes souffrant d’un handicap.
En quoi la tour Jean-sans-Peur incarne-t-elle un morceau de l’histoire de Paris ?
La tour Jean-sans-Peur est un lieu essentiel, dans la mesure où il subsiste très peu de lieux civils médiévaux entièrement conservés à Paris. De plus, elle est liée à la grande histoire par la prise de pouvoir d’un prince sur le royaume, et donc essentielle pour évoquer la guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons, souvent mise de coté.
Quel rapport personnel entretenez-vous avec la tour ?
Je ne parlerais pas de rapport personnel mais plutôt de rapport professionnel. Lorsqu’on s’implique pour faire vivre un tel monument à travers des expositions, une programmation, des partenariats, le temps passé est important. Mais le fait de travailler dans un lieu du début du 15e siècle avec une histoire extraordinaire en plein Paris, de le faire visiter, est un grand plaisir. Tout comme le fait d’échanger avec un public diversifié, toujours intéressé, qui nous offre un retour immédiat sur notre travail.
Merci à Agnès Lavoye pour sa relecture précise du texte.
Tour Jean sans Peur
20 rue Etienne Marcel, Paris 2e
Ouvert de 13h30 à 18h du mercredi au dimanche
Visite guidée le dimanche à 15h à partir de 5 personnes (sans réservation)
Tarifs : 6€ / TR 4€
www.tourjeansanspeur.com
Depuis le temps que je passe devant en envisageant d’y aller. Là c’est décidé j’y vais. Merci
Génial, c’est à ça au moins qu’aura servi l’article. Bone visite donc!
merci…merci!la parisienne cherbourgeoise vit une petit moment de bonheur avec sa ville de naissance!
Ravi d’offrir ainsi quelques moments de réminiscences parisiennes aux lecteurs et aux lectrices expatriées ; )