Une scène de poésie estivale sur la place Louis-Aragon
En juin dernier, j’ai appelé les poétesses et poètes familiers des scènes slam à me rejoindre le 20 juillet à 20h à la pointe occidentale de l’île Saint-Louis. Il s’agissait de venir dire et écouter les mots résonner entre les deux rives de la Seine, à l’endroit même où étaient nés Les Champs Magnétiques de Breton et Soupault, là où habite pour toujours Aurélien, le héros du grand roman d’Aragon ! Après ce premier succès, La Scène est sur la Seine se reproduira…
Publié le 7 août 2022
La Scène est sur la Seine
En juillet et en août, la scène de poésie du Chat Noir que je coanime chaque mois à l’étage des Trois Baudets, dans un lieu chaleureux et étonnant baptisé Mezzanine, fait une pause estivale. J’avais donc choisi cette période pour organiser un événement unique, en plein air et en bord de Seine, baptisé La Scène est sur la Seine. Une performance poétique & acoustique posée, rappée, scandée, éructée, chuchotée, susurrée ou exclamée.
Cela se passait mercredi 20 juillet à 20h, sur la place Louis-Aragon, à la pointe occidentale de l’île Saint-Louis, entièrement bâtie au 17e siècle. Un lieu historiquement et poétiquement chargé sur une place triangulaire, en surplomb des quais, récemment nommée Louis-Aragon, d’après cet auteur surréaliste qui en avait fait le lieu de résidence de son héros Aurélien.
La pluie était prévue pour cette soirée, et j’avais pensé que nous pourrions nous réfugier sous les arches du pont Louis-Philippe en cas d’averses violentes. Finalement, l’ondée cessa précisément à 20 heures, tandis que des jeunes munis d’une sono puissante fêtaient l’anniversaire de l’une d’entre eux sous les arches du pont.
Place Louis-Aragon
C’était une grande première pour moi : inviter des poétesses et des poètes à me rejoindre à l’un des endroits que je préfère à Paris, cette pointe occidentale de l’île Saint-Louis que j’avais élue jadis au firmament de mon cœur adolescent.
Plus tard, en lisant Aurélien, ce roman très connu d’Aragon, j’ai découvert que c’est à cette même pointe de l’île que l’auteur avait situé l’appartement de son héros. Quelques années après, et sans doute pour cette raison, l’endroit a été rebaptisé par la municipalité place Louis-Aragon. Enfin, dernièrement, j’ai appris que Philippe Soupault y vivait lorsqu’il composa en 1918 le premier recueil d’écriture automatique, avec André Breton qui logeait à l’Hôtel des Grands Hommes Place du Panthéon !
Soupault habitait précisément au 41 quai de Bourbon. Plus près de nous, c’est au numéro 45 qu’Aurélien réside pour toujours. D’en haut, il contemple sans doute encore le « pli du coude du fleuve », « son M veineux », en songeant à l’inconnue de la Seine, noyée célèbre dont le masque inspira le visage de Bérénice, sa muse.
Hasard objectif
Le hasard objectif à l’esprit, cette coïncidence chargée de sens que l’époque appelle synchronicité, je m’attendais à voir advenir quelque chose. Et quelque chose, en effet, a surgi : la poésie physiquement incarnée au cœur de Paris, avec ses mots aériens, heurtés entre la pierre et l’eau, à la proue de cette île envisagée comme un bateau voguant à l’aval du fleuve, charriant des alluvions de poèmes et un flot de paroles embras(s)ées !
D’abord, juste avant 20h, sur le passage piéton du quai de l’Hôtel-de-ville menant au Pont-Marie j’ai croisé le slameur Oto Cronopio, absorbé par le son que diffusait son casque high tech – je voulais le saluer mais il n’entendait pas, jusqu’à ce que je hurle directement dans ses oreilles en le faisant sursauter, scène burlesque observée d’en face par un fringant vieillard à l’air amusé : c’était Jack Lang !
Premier hasard objectif de la soirée qui allait en compter d’autres, si tant est qu’on puisse évoquer ici ce concept que Breton reprend à Paul Souriau, comme la « rencontre d’une causalité externe et d’une finalité interne » : « ni la réflexion ni la déduction n’interviennent dans l’invention », car « le hasard est son principe ».
Assemblée de poètes
Nombreuses, nombreux furent les poétesses et les poètes venus saisir ensemble ce que Breton appelait aussi le « vent de l’éventuel » – devant autant de spectateurs séduits et de badauds surpris par ce défilé de paroles susurrées, scandées ou chantées, incarnées toujours.
Deux anciens du mouvement slam avaient fait le déplacement, Tsu MC improvisant un chant slamé & David Querrien Dit Madatao, passé en spectateur.
Ce soir-là, la place Louis-Aragon entendit Orcy De Travers confier ses observations d’un quotidien kafkaïen, résonner la voix rauque et la guitare d’Alcide, Oto Cronopio nous livrer un peu de son inspiration mystique, Isabelle Lorion révéler « Les confidences de Sapho », Violaine Magnat lauréate du grand prix RATP 2022, déclamer « Au bal Masqué », M’Alice MerVeille s’employer à « Couper les liens », Laurent Bouhaër et ses quelques passages à la guitare du ‘Fou d’Elsa’, Michel Dreano dire un extrait apprécié de Léo Ferré du ‘Roman inachevé’, Maldito Moro déclarer son texte en espagnol et Maïa Slam, théâtrale et exaltée, se laisser porter par le vent du large. Merci à eux d’avoir honoré ce rendez-vous de leur présence.
Le cœur insulaire de Paris vibra au groove jazzyfique de Moe Seager, à l’élocution hachée et précise de Fil de L’air et au découpage syllabique en diérèses de Série B, façon Oxmo Puccino. Dans la ville des Nautes résonna aussi la poésie sensible et violente de Céline De-Saër, les amusantes « Mind Pâtisseries » de Phil Thievenaz, la sagesse de Karl Poésie et les délires surréalistes latinisants de Michaele, le poète onirique – sans oublier le flow toujours plus éloquent de Vinz Plane, à mesure que sa performance avançait, pour conclure le premier set.
Au deuxième set nous avaient rejoints deux maîtres du slam : L’AzraëL et Ombr Blanch, venu du Burkina Faso, puis Dimitri Kikel aux compos décalées à la guitare – ainsi qu’une jeune passante qui nous fit lecture de la 4e de couv d’un livre de Sophie Fontanel !
Enfin, Yugze Le Barde avait eu la bonne idée – initiative spontanée – de me rejoindre avec une enceinte mobile et un micro sans lesquels beaucoup n’auraient pas porté leurs mots aussi loin. Merci à lui d’avoir balancé son flow aux vers assurés ! Certains le retrouvèrent le dimanche suivant sur la Place des Vosges, en compagnie de Orcy De Travers pour leur périodique scène estivale baptisée JURASLAM PARK, emprunte de pierre et de verdure…
Ainsi, l’air a vibré entre la pierre de l’île Saint-Louis et l’eau du fleuve en ce crépuscule du 20 juillet 2022. Paris a résonné des paroles poétiques de ces slameurs et slameuses inspirées, dont les performances singulières achevèrent d’émouvoir quelques passants égarés.
Peut-être referai-je, ailleurs, un jour, une nouvelle Scène est sur la Seine…
PS – Un grand merci à Phil Thievenaz, habitué de la nouvelle Scène de poésie du Chat noir, pour la plupart des photos illustrant ce compte-rendu !
Pour en savoir plus sur le Paris surréaliste, lire cet entretien avec le spécialiste Henri Béhar.
0 commentaires