Exposition : L’invention du surréalisme à la BnF
Initialement prévue du 15 décembre 2020 au 14 mars 2021 à la BnF François-Mitterrand, l’exposition sur la naissance du surréalisme est prolongée jusqu’à la fin de l’été. Réunissant des fonds de la Bibliothèque nationale de France et de la bibliothèque littéraire Jacques-Doucet, elle donne à voir l’émergence d’un mouvement qui a durablement marqué l’histoire de l’art.
Publié le 26 juin 2021
Des Champs magnétiques à Nadja
La naissance du surréalisme, depuis Dada jusqu’à Nadja, est sans doute la période la plus inspirante, effervescente et bouillonnante d’un mouvement quasiment éteint aujourd’hui, bien qu’Autour de Paris s’en inspire. C’est au début des années 1920 que se met en place une expérimentation permanente de la vie. Dans cette période de création se font jour de nouvelles formes poétiques et artistiques, ainsi qu’une aspiration à libérer les mœurs et à « changer la vie », ce mot d’ordre que Breton reprend à Rimbaud.
L’idée de la BnF est précisément de consacrer une exposition à « L’invention du surréalisme, des Champs Magnétiques à Nadja ». Certes, il n’est pas facile de mettre en scène un mouvement qui est avant tout littéraire, même s’il trouve à s’exprimer sous forme de dessins, peintures, sculptures et de films. Sur l’affiche de l’exposition : un vélo posé sur une échelle, Jacques Rigaud en train de fumer à l’envers, suspendu aux pieds par Philippe Soupault – photo emblématique prise devant l’exposition Max Ernst, au Sans Pareil. A l’intérieur, on découvre une collection de revues, de tracts, d’images, de portraits puisés dans les fonds réunis de la BnF et de la bibliothèque littéraire Jacques-Doucet – sans oublier les papillons colorés annonçant la sortie en 1924 du premier Manifeste du Surréalisme. L’exposition envisage les expériences de rêve et d’automatisme, les manifestes, les revues d’avant-garde comme Nord-Sud de Pierre Reverdy et SIC de Pierre Albert Birot, et pour finir l’amour et la folie, lorsque l’expérience surréaliste tourne au drame et que Nadja finit ses jours à l’asile – quand Artaud, lui, sera libéré par ses amis après la Seconde guerre, épuisé par la claustration et les électrochocs, à peine deux ans avant sa mort.
« Alors qu’ils ne se connaissent pas encore, Breton, Aragon et Soupault assistent en 1917 au premier « drame surréaliste » d’Apollinaire
Scénographie vivante
Ce qui frappe d’abord, c’est une scénographie très vivante qui s’ouvre sur l’ambiance de l’époque, dont Apollinaire sent poindre l’« esprit nouveau ». On découvre les costumes extraordinaires du futuriste ballet Parade, avec les décors de Picasso, le livret de Cocteau, la musique de Satie et les danseurs des Ballets russes de Diaghilev dirigés par Léonide Massine. Autre création scénique jouée en cette même année 1917, Les Mamelles de Tirésias, où Apollinaire emploie pour la première fois le mot « surréalisme », dans cette préface à laquelle aurait collaboré Breton : « Quand l’homme a voulu imiter la marche, il a créé la roue qui ne ressemble pas à une jambe. Il a fait ainsi du surréalisme sans le savoir ». Alors qu’ils ne se connaissent pas encore, les trois fondateurs du mouvement, Breton, Aragon et Soupault assistent à la première de ce premier « drame surréaliste » – ce soir là, Philippe Soupault fait le souffleur et Jacques Vaché menace la foule revolver au poing.
Les Mamelles de Tirésias, dont Aragon rédige une critique élogieuse dans SIC, marque pour Breton une rupture avec Apollinaire et une prise de conscience d’un champ nouveau à explorer. Pour autant, l’auteur d’Alcools leur aura donné goût aux charmes de l’errance et de la dérive, comme le souligne Peter Read : « Apollinaire va léguer aux surréalistes le Paris magique du « Musicien de Saint-Merry », et son usage de la rue comme source inépuisable de rencontres insolites et d’inspiration poétique ».
L’esprit nouveau apparaît à Zurich, en premier lieu sous la forme d’un mouvement potache de négation systématique de toute valeur instituée, à travers l’activité du Cabaret Voltaire où se réunissent et se produisent les représentants du jeune mouvement Dada, ce mot choisi au hasard dans le dictionnaire. Le Manifeste Dada est écrit en juillet 1916 par Hugo Ball, immortalisé en photo dans un costume cubiste dont les jeunes surréalistes reprendront le style lors de leurs happenings parisiens. Tzara publiera ensuite le « Manifeste Dada 1918 ». Auparavant, les prémisses de ce renouveau se font sentir à New-York, à l’occasion de l’Armory Show, cette exposition artistique internationale où Duchamp et Picabia font scandale en 1913, puis à Barcelone en janvier 1917 quand Picabia crée la revue 391 sur le modèle de la revue new-yorkaise 291.
L’invention du surréalisme
Le titre de l’exposition dévoile cette notion d’invention poétique qui se manifeste dans le jeu, toujours indissociable chez ces jeunes gens de l’expérience existentielle. Cette « histoire de Dada à Paris », comme l’écrit Masao Suzuki dans le catalogue de l’exposition, marque le « passage de Dada au surréalisme ».
Car le surréalisme ne naît pas de rien. Breton noue des correspondances avec tous les esprits qui l’inspirent : Valéry, Fargue, Apollinaire, Picabia, Ernst ou Tzara dont il attend l’arrivée à cinq reprises en vain, à la gare de Lyon, au début de l’année 1920… Les futurs surréalistes sont en quelque sorte réunis et assemblés par leurs aînés. C’est Apollinaire qui présente Soupault à Breton, avant que celui-ci ne fasse la connaissance d’Aragon au Val-de-Grâce. Peu après, Paulhan suggère la rencontre entre Éluard et Breton. Les surréalistes revendiquent par ailleurs la paternité de précurseurs dont un mur de l’exposition affiche les portraits, et que Breton dit être surréalistes à un titre ou à l’autre (« Baudelaire est surréaliste dans la morale », « Rimbaud est surréaliste dans la pratique de la vie et ailleurs », « Vaché est surréaliste en moi »). Jacques Vaché, ce jeune suicidé qui avait inventé l’umour sans H et auquel Breton rend hommage dans son Anthologie de l’humour noir.
Les dadas s’amusent, font des procès aux écrivains institués comme Maurice Barrès ou Anatole France, sabotent des représentations théâtrales ou des banquets, formulent des slogans absurdes ou choquants dans leurs revues Proverbe, 291 ou ce numéro de Littérature dont les lettres sont disposées à l’envers, en forme de palindrome : ERUTTARETIL. Quant à La Femme-sans-Tête, ce « livre d’images de ce temps » de Max Ernst, il met en page des gravures scientifiques dotées de légendes absurdes, créant une nouvelle iconicité surréaliste. « La plus grande conquête du collage ? C’est l’irrationnel », déclare son auteur.
Le mouvement tire sa force d’un refus de la guerre, qu’Aragon et Breton ont faite en tant que brancardiers en première ligne et à laquelle ils opposent une invention subversive. Ces jeunes gens manifestent une énergie vitale dans l’expérimentation de l’art et de la vie, en explorant procédés et formes inédites avec une perspicacité qui inspirera des groupes littéraires comme l’Oulipo – qui prendra soin de gommer toute référence au hasard (et à l’aléatoire) pour lui substituer la notion de combinatoire (ou de littérature générative).
Sonia Delaunay, Sur le vent, tapisserie-poème, texte de Philippe Soupault © Bibliothèque Jacques-Doucet
Formes et moyens nouveaux
Qui souhaiterait aujourd’hui découvrir des formes poétiques inventives peut à profit se tourner vers cette époque. Nombreuses sont les pratiques littéraires, artistiques et ludiques qu’expérimentent les dadaïstes dans un but subversif et les surréalistes afin d’explorer l’âme humaine. Il y a l’écriture automatique, une théorie de l’image empruntée à Reverdy, les collages de Picabia, le cadavre exquis sous une forme écrite ou dessinée, la solarisation et les rayographies de Man Ray (aussi connues sous les noms de photogramme et d’effet-Sabatier), le frottage de Max Ernst révélant l’âme des choses, les phrases-tremplins d’Aragon et la recette de Tzara pour faire un poème dadaïste : « Prenez un journal. Prenez des ciseaux. » On n’oublie pas les jeux de mots de Duchamp, puis de Desnos, mettant en scène le personnage fictif de Rrose Sélavy, et les calembours métaphysiques de Michel Leiris dans son Glossaire : mots-valises, acronymes, allographes. Au hasard enfin, on lit cette contrainte au détour d’un paragraphe du Manifeste du surréalisme : « À la suite du mot dont l’origine vous semble suspecte, posez une lettre quelconque, la lettre l par exemple, toujours la lettre l, et ramenez l’arbitraire en imposant cette lettre pour initiale au mot qui suivra. »
L’écriture automatique est-elle une écriture sans contrôle ? Est-elle assimilable à une démarche d’improvisation ? Questions sensibles qui peuvent s’éclairer à la vue des manuscrits d’Aragon sillonnés d’une plume cursive, notamment celui du Traité du style exposé ici – à l’inverse des vitesses variables, déterminées avant chaque séance d’écriture automatique, par Breton et Soupault. Ce procédé qui capte la dictée de la pensée telle qu’elle se forme à l’esprit, sans la censure de la raison, Jacqueline Chénieux-Gendron y voit un écho aux danses effrénées des derviches tourneurs, dans la mesure où l’on peut accéder à un état de transe.
Au terme d’un parcours ludique et foisonnant, voici enfin le manuscrit de Nadja, issu du fonds Pierre Bergé et acquis par la BnF en 2017, accompagné de nouvelles lettres et dessins de Nadja qui donnent un accès direct à l’éclosion de la pensée surréaliste.
Un ancrage parisien
Les mamelles de Tirésias sont présentées pour la première fois en 1917 au Conservatoire Maubel à Montmartre, un lieu en ruines racheté en 1984 par Michel Galabru et où Kyan Khojandi a débuté. En 1918, c’est aussi là qu’Eluard fait la rencontre de Breton lors d’une représentation de Couleur du temps, une autre pièce d’Apollinaire. On voit la dimension parisienne du mouvement, jalonné de lieux emblématiques : la librairie Au Sans Pareil, 37 avenue Kléber, l’emblématique salle Gaveau, qui sert de décor aux happenings dada, comme la Closerie des Lilas, ou le Palais des Fêtes, une salle du Marais disparue. Ils organisent aussi une fausse visite guidée dans les jardins de l’église Saint-Julien-le-pauvre lors de la « Grande saison Dada » du printemps 1921.
Le Paris de cette époque – la Seine, les grands boulevards et leurs passages – se retrouve aussi dans trois textes en prose d’Aragon, Soupault et Breton publiés dans les années 1926-1928 : Le Paysan de Paris, Les Dernières nuits de Paris et Nadja.
Récits de rêve, séances d’hypnose, exploration de la « matière mentale »… Nous sommes invités à pénétrer au cœur d’un vaste atelier de création et d’investigation humaine, où le hasard a toute sa place. La vie entière est concrètement remise en perspective par les surréalistes, comme l’indiquent ces mots du Manifeste : « Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d’associations négligées jusqu’à lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée. Il tend à ruiner définitivement tous les autres mécanismes psychiques et à se substituer à eux dans la résolution des principaux problèmes de la vie ». « Nulle machinerie au sens propre, précise Jacqueline Chénieux-Gendron, tout se situe dans l’énergie poétique », ce qui distingue le surréalisme des mouvements formalistes qui lui ont succédé. Cette énergie poétique qui procède par « l’emploi déréglé et passionnel du stupéfiant image » selon la formule d’Aragon, Autour de Paris se propose d’en poursuivre l’élan.
Catalogue de l’exposition :
L’invention du surréalisme
Sous la direction de Jacqueline Chénieux-Gendron, Isabelle Diu, Bérénice Stoll et Olivier Wagner.
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