C’est l’histoire d’un malentendu, né d’une exposition intéressante. La volonté du musée de Montmartre de faire du surréalisme dont il accueille les œuvres de 50 femmes artistes un mouvement ancré localement. Alors que le Paris surréaliste est celui des grand boulevards, des passages couverts, de la Seine, des environs des gares, des parcs, des terrains vagues – en somme, de lieux qui ne sont pas a priori touristiques, ancrés dans une mode ou dans un mouvement artistique. Néanmoins on peut reconnaître que Montmartre agrège, avant la Première Guerre Mondiale, une avant-garde artistique qui va influencer le surréalisme. Ce Montmartre des artistes cubistes, du Bateau-Lavoir, du Lapin à Gill, celui des peintres sans le sou qui se déplaceront à Montparnasse, ce Montmartre des cahutes miséreuses et des bidonvilles perchés sur les hauteurs et qui deviendra au début des années 1920, celui de la Commune libre et de la République de Montmartre qui vitupère tango, cubisme et jazz. Bref, tout ce Montmartre décrit par Roland Dorgelès dans Bouquets de Bohème ou par Francis Carco dans la plupart de ses livres n’est pas le quartier de prédilection des surréalistes.

En outre, à l’époque surréaliste, dans les années 1920, les premiers locataires du Bateau-Lavoir n’y vivent plus et certains se sont expatriés à Montparnasse, par exemple à la Ruche dans le 15e. Ils ont emprunté cette ligne de métro Nord-Sud dont la section Pigalle – Jules Joffrin a été ouverte le 30 octobre 1912, et qui donne son titre à la revue Nord-Sud de Pierre Reverdy. Reverdy, auquel rendent visite Soupault et Breton, est effectivement montmartrois et pré-surréaliste (il emménage en 1913 12 rue Cortot, dans l’actuel musée, après avoir passé du temps au Bateau-Lavoir). Comme lui, ils sont quelques-uns, peu nombreux, à vivre à Montmartre, à l’image de son ami Max Jacob, 7 rue Ravignan, puis 17 rue Gabrielle. On peut encore citer, l’Atelier de Tristan Tzara au 15 avenue Junot, qui fut toujours proche du mouvement surréaliste bien qu’on l’identifie en premier lieu à dada. Pour autant, il semble difficile de parler de « colline surréaliste », comme l’écrivent la directrice du musée de Montmartre, Fanny de Lépinau, et Geneviève Rossillon, présidente du groupe qui en a la gestion parmi une douzaine de lieux culturels en France. Apollinaire lui-même, parfois lié à Montmartre, vit dans le quartier Saint-Georges, appelé alors Nouvelle Athènes, dans la rue qui deviendra la rue Henner. Pour finir, on pourrait nommer Philippe Soupault, Victor Brauner et Jacques Rigaut qui demeurent pour l’éternité au cimetière de Montmartre – en contrebas de la butte, bien en-deçà du cimetière Saint-Vincent et du cimetière du Calvaire, adossé à l’église Saint-Pierre, qui se situe au point le plus haut de Paris.

Le musée de Montmartre

La visite de l’exposition « Surréalisme au féminin ? » offre une occasion à saisir : celle de découvrir le musée de Montmartre, l’un des plus pittoresques qui soit à Paris. Un espace verdoyant et délectable, à l’image de son voisin de la rue Chaptal, le musée de la vie romantique. Ici se découvrent deux bâtiments, un grand jardin, un café, ainsi que des ateliers offrant des vues sur tout Paris…

Le musée de Montmartre est installé dans l’une des plus anciennes maisons de la butte, entre l’église Saint-Pierre et le cimetière Saint-Vincent. Plusieurs figures artistiques y ont vécu, comme Jean Renoir, mais aussi Suzanne Valadon qui posa pour ce dernier. Dans la rue Cortot, il y avait aussi la petite chambre d’Erik Satie, qui déménagea bien plus au sud, à Arcueil – il traversait alors Paris à pied pour se rendre au Chat noir. C’est cette chambre qu’occupait Romain Nouat lorsque nous nous sommes rencontrés. Et c’est d’ailleurs à l’occasion d’une visite au musée, encouragé par l’association Le vieux Montmartre dont il venait de découvrir les collections, qu’il a eu l’idée de relancer le journal Le Chat noir en mai 2018, après avoir côtoyé un chat dans le jardin Renoir.

Le bâtiment donnant sur la rue Cortot accueille les expositions temporaires et l’atelier panoramique de Suzanne Valadon. On visite son appartement demeuré dans son jus, et même la chambre de son fils Maurice Utrillo, enfant livré à lui-même, qui peignit et repeignit Montmartre de toutes les couleurs. Cette petite chambre serre le cœur, avec le train électrique, le petit lit en fer, la lucarne grillagée – pour empêcher des jets d’objets par la fenêtre ? Plus loin, c’est l’atelier lumineux et spacieux de Suzanne, qui ménage une vue à couper le souffle sur Paris.

Une fois franchi le jardin Renoir, un autre bâtiment se dresse comme un hôtel particulier face au panorama. Il accueille les collections permanentes sur le cabaret du Chat noir, son théâtre d’ombres, un zinc ancien qui servait de l’absinthe, des peintures de la fin du 19e siècle, photos et dessins de guinguettes et de cabarets, bref, tout un héritage patrimonial de la butte, savamment entretenu par la société Le vieux Montmartre.

On est accueilli dans une première salle par une frise ondulante et bleue égrenant les noms de ces 50 femmes artistes, majoritairement peintres, oubliées par l’histoire de l’art mais parties prenantes du mouvement surréaliste. L’idée de scénographie est originale : associer, à chaque photographie, non pas une biographie mais une citation marquante. Elles ne sont pas toutes peintres, il y a des performeuses, des photographes et même quelques poétesses. De muses ou modèles, elles deviennent créatrices, comme l’illustre une citation éloquente de Lee Miller : « Je préférerais prendre une photo que d’en être une ». Certaines de ces femmes illustrent l’esthétique surréaliste avant même le Premier Manifeste rédigé par André Breton en 1924. Le surréalisme offre un espace d’affranchissement des contraintes sociales, des pesanteurs morales, de la condition féminine. L’exploration du rêve, des fantasmes et de l’inconscient n’a pas de sexe, c’est un processus que chacun, chacune peut expérimenter. « Être surréaliste est un état que l’on porte en soi ou non, affirme la peintre belge Jane Graverol. Sans théorie, je possédais ce qui me fondait à eux ». 

Certains noms ne laissent pas indifférent : Toyen à laquelle une grande exposition vient d’être consacrée au MAMVP, conçue par la critique et poétesse Annie Le Brun, étrangement absente de cette sélection – informée du projet, elle a refusé d’en être une des « actrices ». Mais aussi Joyce Mansour, Claude Cahun, Leonor Fini, Mimi Parent ou Dorothea Tanning, morte en 2012 à 102 ans, qui était l’épouse de Max Ernst. On la connaît moins bien que lui, mais elle a été exposée de son vivant, et reconnue davantage que d’autres.

Beaucoup de ces artistes ont ainsi eu des liaisons avec des hommes du mouvement, auxquels on les rattache, à la fois identification réductrice et condition d’ouverture au mouvement : Dora Maar et Picasso, Jacqueline Lamba et Breton, Lee Miller et Man Ray, Alice Rahon et Wolfgang Paalen, Unica Zürn et Hans Bellmer, Maria Martins et Marcel Duchamp, sans parler de Valentine Penrose ou Bona de Mandiargues qui portent le nom de leurs vénérables époux. D’autres s’imposent d’elles-mêmes, à l’image de Leonor Fini ou Lise Deharme, dont le gant de bronze deviendra un symbole suprême pour Breton, tel qu’il en parle dans Nadja.

D’abord, on regrette l’absence de Germaine Dulac, qui a réalisé le premier film surréaliste de l’histoire du cinéma, La Coquille et le Clergyman, quand bien même Antonin Artaud, qui en a signé le scénario, ne l’aurait pas reconnu comme tel. Ensuite, comme indiqué plus haut, il est dommage qu’aucune référence ne soit faite à l’œuvre créative d’Annie Le Brun, non pas la commissaire d’expositions, mais cette poétesse inventive, drôle et subversive à l’origine d’une des œuvres surréalistes à mon sens les plus puissantes jamais écrites : la Dispersion préliminaire en vue de la conception d’une Eve Future entrelacée par Toyen, parue dans la revue L’Archibras n°3, en mars 1968. Le spécialiste Georges Sebbag, qui mentionne ce texte poétique et ludique dans son livre En Jeux surréalistes, paru en 2004 chez Jean-Michel Place, a bien voulu m’en faire parvenir un fac-similé que voici :